LA (RE)CONSTRUCTION DES ANNÉES 1950

Des choix sans retour


Comment la France du logement se construisait-elle en 1959 ? Quels étaient les forces et les mécanismes à l’œuvre qui préparaient nos marchés d’aujourd’hui ? Les concepts de ces années d’urbanisation exceptionnelle éclairent l’actualité présente. Les choix sans retour de cette époque portaient en germes les maux d’aujourd’hui.

Article original publié par la revue Office et Culture n°51 - Mars 2019

Lotissement dans le 13e arrondissement parisien,  Paris, vers 1960.  Getty Image.

Lotissement dans le 13e arrondissement parisien,
Paris, vers 1960.
Getty Image.

La Ve République à peine née, de Gaulle met en place le troisième plan (1958-1961) qui sera piloté par Antoine Pinay et Jacques Rueff. Il s’agit de structurer les transformations radicales que la France connaît en cette période de reconstruction, de crise algérienne et d’exode rural. Nous comptons, encore pour quelques mois, en anciens francs et l’Europe des six (Benelux, Allemagne fédérale, Italie et France), créée deux ans plus tôt par le traité de Rome, prépare la future libéralisation de la circulation des biens et des personnes.

Dans ce contexte, le problème du logement est placé sous le signe de l’urgence et de la nécessité. La situation s’aggravera encore après les accords d’Evian et  le choc migratoire de plus d’un million de rapatriés d’Algérie. Le marché est étroitement dépendant de la démographie et nécessite de convoquer des moyens ambitieux pour développer rapidement des solutions qui satisfassent la demande de confort et d’hygiène. Dans une étude publiée par Vertigo, Gwenaëlle Le Goullon a analysé les archives du Ministère de la reconstruction et du logement (MRL) et s’est intéressée plus spécialement aux grands ensembles immobiliers, seuls à même de répondre  aux besoins de logement et de relogement.  L’industrialisation des procédés constructifs est alors privilégiée pour massifier les constructions. Les premières réalisations étaient considérées comme « perfectibles » : les appartements étaient mal isolés (tant sur le plan acoustique que thermique) et insuffisamment ventilés d’où une humidité malsaine et permanente ; ils étaient souvent mal proportionnés : les pièces d’eau étaient trop petites et de nombreux aspects de la vie quotidienne étaient source permanente d’embarras comme, par exemple, le séchage du linge ; enfin, jusqu’en 1959, ils étaient dépourvus de chauffage central, équipement qui était alors réservé aux seuls logements en accession à la propriété.

L’autre point faible de ces grands ensembles était d’ordre sociologique : ils n’étaient pas conçus pour  les jeunes et les origines socioprofessionnelles des locataires étaient par trop uniformes. Du fait de l’urgence, les équipements et services collectifs tardèrent aussi à se mettre en place, de même que les lieux de convivialité et de distraction. D’entrée, ces constructions ont donc été l’objet de critiques et de polémiques. Cette situation ne se perçoit que peu dans les films produits à cette époque qui, à l’inverse, envoient une image plutôt positive de ces nouveaux quartiers. Le mal des grands ensembles s’installe dans le paysage pour durer et va générer une abondante littérature sociologique et scientifique, pas toujours très objective. Pourtant, ces constructions ont permis de reloger décemment des familles dont une majorité reconnaissait que leur nouveau logis était meilleur que le précédent (mais on revenait de  si loin !). Les loyers étaient, par rapport au revenu moyen, très accessibles. La question du logement individuel (maison et pavillon) sera secondaire durant toute cette période et ne fera son apparition que dans les années 1970. Mais l’esthétique de ces grands ensembles marquera durablement la mémoire collective et explique la défiance qu’ils inspirent encore aujourd’hui.

Le choix entre propriété et location a été fait très tôt, ce qui aura des conséquences durables sur la répartition des richesses et la structure du marché.

Les ménages sont alors majoritairement locataires ; seuls 31 % d’entre eux sont propriétaires, contre 57 %, en 2017. C’est ce moment qui est choisi pour relancer le marché de l’investissement et ainsi, pense-t-on, favoriser le soutien à la construction neuve. Cet élément est essentiel pour comprendre la façon dont le mécanisme d’encadrement a joué sur le marché ou, plutôt, contre le marché. Rappelons que, pour un investisseur particulier ou institutionnel, le loyer étant le revenu de son capital, celui-ci doit offrir une rentabilité (revenu/investissement) compétitive. Or, depuis 1914, les loyers étaient encadrés et réglementés ce qui étouffait l’investissement dans l’immobilier alors que les besoins en reconstruction et rénovation étaient considérables. En 1948, une loi fut votée avec l’objectif de relancer l’investissement immobilier : pour le parc locatif existant, les situations contractuelles en vigueur étaient maintenues tandis que, pour les constructions neuves, les loyers seraient fixés par le jeu de l’offre et de la demande. La conséquence immédiate fut l’apparition d’un marché à deux vitesses avec, d‘un côté, un secteur libre dont les loyers allaient progresser si rapidement que, dès la fin des années 1960, l’État allait se retrouver dans l’obligation d’aider les locataires ; de l’autre un secteur régulé, dans lequel on maintenait chez eux, durablement, des locataires dont les loyers étaient faibles et, année après année hors marché, empêchant toute rotation et mobilité dans le parc sans apporter de solution à la pénurie de logements. L’aide publique va ainsi progresser régulièrement et restera concentrée sur un parc locatif aux occupants souvent en situation précaire. En 2019, l’encadrement des loyers est toujours dans la boîte à outils des politiques publiques du logement et ne résout, pas plus qu’alors, les tensions du marché.

La loi de 1948, votée pour relancer la construction, scinda le marché entre les constructions neuves à loyer libre et le parc existant à loyer encadré et réglementé

Du côté de l’accession à la propriété, le facteur déterminant sera le desserrement progressif de la mainmise publique sur les prêts à long terme. Au début des années 1950, par l’intermédiaire du Trésor, du Crédit foncier, du Comptoir des entrepreneurs et de la Caisse des dépôts, l’État contrôle plus de 90 % des prêts à long terme. L’Union de crédit pour le bâtiment (UCB), filiale de la Compagnie bancaire, sera créée en 1951 et contrôlera 50 % du marché des emprunts immobiliers à la fin de la décennie. Les prêts à moyen et à court terme sont, eux, essentiellement bancaires et sont consentis à des taux élevés, de 13 à 20 % pour les contrats à plus de cinq ans. Il faudra attendre 1967 pour que les prêts hypothécaires soient mis en place. Les prêts vont donc relancer la construction, faire renaître le marché immobilier et croître les plus-values. À Paris, par exemple, le marché redémarre essentiellement grâce à des opérations en copropriété, forme de détention apparue au lendemain de la première guerre. À la fin des années 1950, les deux tiers des nouveaux logements, essentiellement réalisés par des institutionnels et des promoteurs, sont en copropriété. Le 16e arrondissement est alors, de loin, celui où l’on construit le plus. En 1959, les prix ont été multipliés par dix par rapport à 1950. La structure immobilière se fige donc, au moment où elle aurait besoin d’être plus souple. La propriété a pour inconvénient d’attacher l’occupant à son logement et de diminuer la mobilité de la population. Elle entraîne, presque toujours, la revalorisation du logement qui se libère et, peu à peu, la population à faible niveau de vie migre vers la banlieue. En raison de l’accroissement de la durée de vie, elle a aussi tendance à maintenir à Paris une population en moyenne plus âgée qu’en banlieue, alors que, par exemple, l’équipement scolaire reste concentré dans le centre. La copropriété va accentuer les contrastes démographiques et sociaux entre immeubles, entre quartiers et entre ville et banlieue.

Maquette d’un immeuble en construction dans le quartier des Gobelins,  Paris, mai 1959. Getty Image.

Maquette d’un immeuble en construction dans le quartier des Gobelins,
Paris, mai 1959.
Getty Image.

La relance de la construction n’a donc pas été suffisante et les investisseurs se sont détournés d’un marché trop réglementé. De nombreux gouvernements européens ont, dans le même temps, choisi la solution inverse, c’est-à-dire celle de la déréglementation. L’exemple de l’Allemagne est une bonne illustration de ce choix de société. Aujourd’hui moins d’Allemands que de Français sont propriétaires de leur logement principal, (50 % contre 57 %). Le rôle de l’État a été déterminant, car c’est bien avec son soutien que cette politique s’est mise en place. Dans un article publié en 2006 (Le financement des logements sociaux en RFA 1949-1975. Origines et paradoxes d’un engagement limité de l’État fédéral,  dans Histoire et Sociétés), Jay Rowell a analysé cette stratégie : « L’État injectait des capitaux dans le secteur privé et en contrepartie exerçait un encadrement des loyers et de la relation contractuelle entre propriétaires et locataires. L’apport des fonds publics devait établir un seuil suffisant de rentabilité pour attirer les investissements privés vers la construction de logements de rapport tout en plafonnant les loyers et en fixant des critères sociaux d’accès aux logements construits avec le soutien public. La définition des logements sociaux ne reposa pas sur leur régime de propriété. La quasi-totalité des logements sociaux construits fut la propriété d’entreprises de promotion, de ménages ou d’entreprises sans but lucratif souvent proche des syndicats. Le qualificatif « social » renvoyait par conséquent aux modalités de financement, une aide à la pierre impliquant un cahier de charges contraignant sur les loyers et le choix des locataires. De ce fait, le logement social fut surtout considéré comme une politique économique visant à réconcilier deux impératifs : modifier, par l’injection de fonds publics, le seuil de rentabilité afin d’attirer les investissements privés tout en veillant, par le biais d’un encadrement des loyers, des contrats de location et des procédures d’attribution publiques à éviter des abus inévitables sur un marché caractérisé par une pénurie structurelle de l’offre ».

Durant ces soixante années, ce sont donc des choix sans réelle cohérence ni vision qui ont structuré le parc de logements. Une partie du patrimoine des Français est désormais dans les murs de leur appartement ou de leur pavillon ; l’État gère un parc de cinq millions de logements sociaux qui nécessitent des mises à niveaux permanentes. Si l’accès à la propriété et sa contrepartie patrimoniale emportent les suffrages, il mériterait néanmoins, lui aussi, un « grand débat » digne et éclairé.

Laurent Lehmann