L’ARTISTE, L'URBANISTE et L'ESPACE PUBLIC

Art et cité


Quelle place les artistes occupent-ils aujourd’hui dans le processus de conception de la ville ? Leur action est-elle contestataire ou esthétisante ? Sont-ils de simples médiateurs ou complètement instrumentalisés ? La cité porte les attentes et les devoirs de tous les citoyens. Les artistes, comme tout citoyen, participent-il pour autant à sa conception ?

Article original publié par la revue Office et Culture n°50 - Novembre 2018

Michel-Ange et le condottiere Francesco Ferrucci  dessinant les fortifications de Florence, vers 1529 ;  dessin de Guglielmo de Sanctis, vers 1845  (Document : Getty Images/Mang)

Michel-Ange et le condottiere Francesco Ferrucci
dessinant les fortifications de Florence, vers 1529 ;
dessin de Guglielmo de Sanctis, vers 1845
(Document : Getty Images/Mang)

L’affirmation de l’urbain tout au long de l’ère moderne a rendu la ville, cadre de vie de plus de la moitié de l’humanité, difficile à lire. L’urbanisme, qui a pour mission de déchiffrer et anticiper cette complexité, est une discipline récente. Elle apparaît avec le développement des transports qui frappe d’obsolescence les plans des cités hérités du Moyen-Âge et de l’Antiquité. C’est, sans doute, Cerdà et Haussmann qui font basculer la ville dans la modernité en interprétant à grande échelle la matrice militaire et romaine de Barcelone et celle, plus radioconcentrique, de Paris. Mais la notion d’espace public est préexistante : les places, les agoras, les voies publiques de toutes sortes ont permis la circulation des hommes et des idées et se sont multipliées sans l’intervention d’aucun urbaniste. L’architecte François Paquot, plus métaphorique, reprend la thèse du philosophe et théoricien des sciences Jürgen Habermas qui place  la  renaissance de l’espace public au XVIIe siècle avec l’apparition du triangle déterminant café/salons/journaux. Les idées s’y échangent, souvent sous l’autorité des femmes et une effervescence intellectuelle irrésistible s’y développe. Depuis lors, ces espaces ont une large place dans l’action politique, dans les médias et dans le débat.

C’est un fait, nous respirons tous la ville à toute heure. Comment alors la vie artistique se tiendrait-elle à distance de cette source d’énergie qui nous relie ? Les artistes, Vinci, Bernin, Michel-Ange, Bramante, Palladio ont été très tôt présents dans la fabrique de la cité et on ne les distingue pas des architectes. Mais la différence entre les deux groupes va être affirmée avec la création de l’Académie royale d’architecture, en 1671, qui institutionnalise la discipline en la différenciant de la pratique artistique.

Au XIXe siècle, c’est la sculpture qui va envahir le paysage urbain. Mais le champ d’expression des artistes se réduit néanmoins, car il s’agit essentiellement de commandes publiques, donnant naissance à une abondante production de statues surtout commémoratives. Jean Luc Daval et Daniel Abadie dans L’art et la ville : urbanisme et art contemporain, nous rappellent que c’est Rodin qui voulait mettre de la «vraie» sculpture dans la ville avec sa statue de Balzac ; ne parvenant pas à convaincre, il se replia finalement dans son atelier.

A gauche : Croquis de détail de Michel-Ange pour un de ses projets architecturaux  (Document : Getty Images/UIG)  A droite : Daniel Buren et une de ses colonnes, Palais-Royal, Paris, 30 juin 1986  (Photo :Getty Images/ Frederic Reglain/Gamma-Rapho)

A gauche : Croquis de détail de Michel-Ange pour un de ses projets architecturaux
(Document : Getty Images/UIG)

A droite : Daniel Buren et une de ses colonnes, Palais-Royal, Paris, 30 juin 1986
(Photo :Getty Images/ Frederic Reglain/Gamma-Rapho)

De nos jours l’expression artistique, lorsqu’elle dépasse le cadre du simple objet placé dans l’espace public, revêt une dimension singulière, particulièrement lorsque l’artiste intervient in situ comme Daniel Buren, au Palais-Royal, à Paris. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est hors la ville que le land art anticipe, avec Donald Judd, Christo, Carl Andre, James Turell et leurs installations qui font corps avec le paysage.

Toutes ces expériences n’ont pas donné naissance à une pratique révolutionnaire et régulière en matière d’urbanisme. Quand bien même elles avaient permis de faire sortir une nouvelle fois les créateurs de leurs antres, les ordres existants ont été rétablis et chacun est rentré sagement dans sa boîte.

Ce qui est nouveau, aujourd’hui, c’est que les plasticiens souhaitent, à tout prix, s’emparer de cette matière, de cet objet formidable et inspirant qu’est la ville. Dans un podcast disponible sur France Culture (daté du 25 octobre 2012), Alain Bublex et Patrick Bouchain résument leur vision imaginaire de la cité : elle est, en quelque sorte, un corps urbain sur lequel travaillent les artistes. C’est un travail nécessaire car, aujourd’hui, la vision idéalisée de la ville est en voie de disparition. On a commencé à réagir autrement. On ne porte plus le projet utopique, on porte la gestion du projet. L’inquiétude soulevée par la question environnementale ne permet plus une vision simpliste. Mais rien ne décourageant l’artiste, il voit, au contraire, dans « l’intention interrompue », un potentiel d’idées qui ne demande qu’à être activé, développé, mené à terme ou détourné. Petit à petit dans la pratique et, maintenant, dans les textes, nous arrivons à considérer que l’expertise urbaine doit s’enrichir de la concertation avec les habitants.

Celle-ci est devenue obligatoire lors de l’élaboration ou de la révision d’un document d’urbanisme (loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite SRU). Ces premières mesures, qui datent de l’année 2000, ont été vite récupérées et digérées par la superstructure administrative. Les chercheurs et professionnels de la ville ne sont pas dupes et nombre d’entre eux conviennent que l’idée de la fabrique de la ville dans sa forme institutionnelle est à bout de souffle et qu’il est urgent d’ouvrir les pratiques (Pour une approche ouverte des projets urbains, Dominique Alba, Christian Brunner, Frédéric Gilli, in Métro politiques, mars 2017). Si le citoyen est à ce point indispensable, le citoyen artiste aura sa contribution, n’en doutons pas.

L’écosystème Darwin s’est installé dans les magasins généraux  de l’ancienne caserne Niel, à Bordeaux  (Photo : Darwin)

L’écosystème Darwin s’est installé dans les magasins généraux
de l’ancienne caserne Niel, à Bordeaux
(Photo : Darwin)

La réalité du processus d’élaboration urbain n’est plus un exercice en milieu étanche fonctionnant top down (de haut en bas), aussi appelé urbanisme de projet ; émerge maintenant un urbanisme négocié et perméable aux enjeux environnementaux, économiques, sociétaux, de mobilité, de culture. Les services administratifs, malgré leur réelle expertise, ne peuvent plus fonctionner de façon isolée. Le terrain, le quotidien, l’écoute patiente des riverains, des entreprises sont autant de moments concrets qui révèlent et valorisent des potentialités dont se sont éloigné les élus  et  les  acteurs  locaux, un comble au moment où les politiques locales se doivent d’être de proximité.  C’est  pourtant  ce  qui  se passe dans de nombreux territoires. Si les lieux éphémères, tel Darwin à Bordeaux, font désormais autorité, on n’a aucune peine à identifier un peu partout en France des initiatives régionales mal-nées non pas du fait d’une absence de projet ou de moyens, mais à cause de l’éloignement de certaines réalités. Bien entendu, ce ne sont pas de grandes réalisations structurantes de type transports en commun, rocades et hôpitaux, mais plutôt des projets de centres-ville, de quartiers ou d’immeubles. Ces lieux devraient être accrochés à une identité territoriale, reliés à l’histoire locale et mettre en valeur un patrimoine oublié ou une ressource naturelle méconnue. C’est là que doivent intervenir les artistes et leurs médiateurs à l’instar du « projet citoyen, naturel et artistique » de l’association Apollonia de Strasbourg.
Cette association créée en 1998, déploie une « énergie perpétuelle afin d’encourager et servir la mise en œuvre de programmes d’échanges artistiques européens ». Dans son espace, elle organise des expositions, des conférences et des résidences artistiques.
En 2017, Apollonia propose à la ville Vivacité, un projet d’aménagement de l’entrée sud de la Robertsau, un quartier résidentiel strasbourgeois ouvert sur les institutions européennes. Le diagnostic territorial a révélé plusieurs points faibles tels que l’absence de lieux où sortir et le manque d’activités pour les jeunes dans le quartier. Le site du projet est indiqué comme une zone à améliorer et traiter. Il est aujourd’hui considéré comme un espace « barrière ». Une des préoccupations des habitants est la création de lieux de rencontre dans le quartier. Ces lieux pourraient prendre la forme de cafés, de terrasses, d’aires de loisirs.

L’association a proposé à la ville, un projet dont l’axe programmatique est en rupture avec ce qui se pratique un peu partout en secteur tendu. C’est une vision, généreuse, participative et urbaine, mais aussi méthodologique car le projet s’inscrit dans la durée. Ce nouveau lieu comprendra à terme, un restaurant, une douzaine de logements sociaux, un hôtel « hybride » de 80 chambres, un hall d’exposition, une salle de danse, un piano-bar, et un jardin participatif. La structure s’organise autour d’un parcours qui a déjà pris corps et qui est visible depuis le sol en cheminant autour du site. Il ne s’agit pas ici de juxtaposer différentes fonctions, mais bien de proposer un projet cohérent. Le modèle économique se veut autonome en phase de fonctionnement et ne coûtera rien à la collectivité strasbourgeoise, l’intégralité du financement des investissements étant couverts par des investisseurs privés.

Pour Apollonia : « Ce qui est nouveau dans cette proposition et qui n’a pas manqué de dérouter les services de la ville et les acteurs traditionnels de l’aménagement, tient en quelques étapes. Considérons qu’il s’agit d’une commande privée sur des terrains tant publics que privés. Il était nécessaire alors de constituer un groupe de travail autour d’une maîtrise d’œuvre portée par Apollonia, avec les services de la ville, un architecte, un AMO, un paysagiste, un bureau d’étude environnemental, un conseiller immobilier et surtout un investisseur ».

Souhaitons à cette utopie, qui se veut réaliste, le succès qu’elle mérite.

Ces expériences qui affleurent à la surface de nos territoires, ne sont cependant pas légion. Un ouvrage récent analyse ce phénomène et souligne les limites de l’artiste urbaniste. Les auteurs d’Expérimenter l’intervention artistique en urbanisme, Nadia Arab, Burcu Özdirlik et Elsa Vivant critiquent la tentation de croire que les artistes constituent des acteurs clefs de l’aménagement. Pour les professionnels, c’est une complication supplémentaire qui finalement instrumentalise un peu plus la culture. Du côté des métiers des beaux- arts, on postule qu’il ne faut pas confondre la créativité et la capacité de création et donc la capacité à agir.

Ainsi, au cœur des espaces publics de nos cités occidentales, il y a toujours la possibilité d’agir. Les acteurs de l’aménagement sont bousculés tout autant que sollicités, car leur expertise et leur nécessité ne font aucun doute. Ils demeurent des sachants et aussi les interprètes d’une volonté législative, indispensable à toute vie en société. De leur côté, les artistes ont un savoir-faire indispensable pour donner forme à de nouveaux possibles, le plus souvent impensables ou invisibles, mais essentiels à la ville et aux habitants. Le courant passe encore mal entre les deux communautés mais des initiatives spontanées et dénuées de perspectives politiques ou idéologiques s’affirment. C’est une dimension nouvelle qui devrait à l’avenir stimuler l’ensemble de la maîtrise d’œuvre tout autant que la maîtrise d’ouvrage.

Laurent Lehmann