RéVEILLOnS -nOuS !

BieNNale d’architecture de veNise


Un séjour à Venise, le temps d’une reconnaissance attentive de la 16e Biennale d’architecture, est une grande expérience. Réactiver plaisir et inspiration, solliciter rêves et envies, voilà les signes d’une robuste santé intellectuelle. La manifestation se tient sur deux lieux principaux, les Giardini et l’Arsenale, en deux journées on peut en prendre la mesure et en tirer des enseignements.

Article original publié par la revue Office et Culture n°49 - Juin 2018

Another Generocity, Giardini, pavillon finlandais,  norvégien et suédoisLundén Architecture Company en collaborationavec BuroHappold Engineering et Aalto University ; réalisation Pneumocell.

Another Generocity, Giardini, pavillon finlandais,  norvégien et suédois
Lundén Architecture Company en collaboration
avec BuroHappold Engineering et Aalto University ; réalisation Pneumocell.

La fondation, qui gère la Biennale, créée en 1893, affiche clairement aujourd’hui sa dimension pluridisciplinaire, internationale et surtout éducative. Les étudiants viennent en nombre, durant les cinq mois que dure la manifestation. En 2016, ils ont représenté 45 % des 260 000 visiteurs. L’enseignement est d’ailleurs présent dès l’entrée où l’on annonce, le laboratoire de l’imagination et, partout, les échanges autour des pratiques sont encouragés. La Biennale est a la fois un creuset d’idées et un carrefour de transmission pour la génération montante.

Installé dans un cadre envoûtant, l’événement pourrait être nonchalant. Il n’en est rien. L’exposition est forte et on en oublierait presque Venise qui est une démonstration permanente d’un savoir-être et d’un savoir-durer dont beaucoup de projets labellisés écoceci ou écocela devraient s’inspirer. Encore une fois on restera ébaubi de l’intelligence des hommes qui ont su, depuis quinze siècles, jouer avec un environnement géomorphologique complexe en  s’adaptant à la faible profondeur de l’eau, à un milieu lagunaire fragile et au carento (couche d’argile compacte) formant un socle stable et dur. Les eaux de la mer et des fleuves, en mouvement permanent, n’ont pas arrêté ses bâtisseurs qui ont stabilisé sur des fondations en pieux, maintenant pétrifiés et comparables à de la roche, le bois, la brique et la pierre qui ont constitué le cadre bâti.

La thématique de la Biennale, l’espace libre (Freespace), a été choisi par les deux commissaires générales, Yvonne Farrell et Shelley McNamara, les architectes irlandaises qui ont fondé Grafton Architects. Elles ont recommandé à chaque commissaire de pavillon national de réfléchir sur la présence ou l’absence d’architecture, de jouer avec ses envies et de ne pas hésiter à montrer ou dire le remarquable. Plus encore, l’intention générale est bel et bien de nous rappeler que, publique ou privée, chaque construction est, en fin de compte, intégrée à l’espace public et que chaque acte de conception est une responsabilité pour son créateur. L’espace libre est alors, accident ou intention généreuse. L’architecture est comprise comme un langage qui nous révèle et nous engage. Venise et son génie se rappellent à tous les architectes du monde et illustre ce qu’est la « contextualisation », mot que l’on trouve souvent dans les textes de présentation des installations.

Close Encounter : Meetings with remarkable buildings Giardini, pavillon central, Sélection spéciale

Close Encounter : Meetings with remarkable buildings 
Giardini, pavillon central, Sélection spéciale

Les Giardini abritent le pavillon principal ou la thématique Freespace s’exprime le plus complètement. On retiendra, sans doute, avec une émotion particulière, la proposition de l’atelier Peter Zumthor. Ses maquettes sont des œuvres uniques et d’une extrême sensibilité. On ressent face à son travail la même émotion que celle éprouvée devant une œuvre d’art. On hésite aussi et on perd parfois la compréhension de la fonction du bâtiment.

Les États-Unis, dans leur pavillon, interprètent la question de la citoyenneté au moyen de sept installations et projettent une vidéo, In Plain Sight, qui donne la dimension du cadre où nous vivons. Notre terre est observée depuis des images satellites d’une précision à couper le souffle. La lumière ne signifie en rien que des humains soient présents et actifs, et inversement les zones obscures révèlent autant de modes d’occupation qui interrogent.

Horizontal Vertigo, Arsenale, pavillon argentinJavier Mendiondo, Pablo Anzilutti, Franciso Garrido, Federico Cairoli

Horizontal Vertigo, Arsenale, pavillon argentin
Javier Mendiondo, Pablo Anzilutti, Franciso Garrido, Federico Cairoli

Plus loin à l’Arsenale, l’Argentine, propose un dispositif scénographique, Vertigo horizontal, qui reproduit de façon sensible et immersive le milieu naturel et la domestication, à petite échelle, de ce que peut représenter l’architecture dans de plus vastes et séduisants espaces. À la Corderie, les architectes finlandais de Talli Architecture and Design présentent le projet Tila House qu’ils ont réalisé à Helsinki. Le bâtiment reprend les codes de ce que nous connaissons sous le vocable de « volumes capables ». Livré en 2011, la surface individuelle des appartements y évolue de 50 m² à 102 m² et le volume brut se déploie sur une hauteur de 5 mètres avec ou sans mezzanine.

Le Vatican, sur l’île de San Giorgio Maggiore, affirme, pour la première fois, une présence toute séculaire mais inspirée, avec dix chapelles, entourées de feuillus, qui invitent à une expérience esthétique, spirituelle et sensorielle. Les architectes choisis par le Cardinal Ravasi, proposent de retrouver les bienfaits d’une architecture propice au calme, au silence et au partage dans des lieux qui nous protègent. On comprend mieux, ainsi, que ces réflexions sont le quotidien des architectes, et que le champ d’expression et de réflexion est illimité. Cette conscience et cette responsabilité expliquent, sans doute, une certaine gravité et sobriété dans leur attitude.

Gauche : Everyday Wonders, Giardini, pavillon central, ItalieCino Zucchi ArchitettiDroite : Pavillon du Vatican Fancesco Magnani, Traudy Pelzel avec Alpi

Gauche : Everyday Wonders, Giardini, pavillon central, Italie
Cino Zucchi Architetti

Droite : Pavillon du Vatican
Fancesco Magnani, Traudy Pelzel avec Alpi

La Biennale est une occasion unique d’apprendre en découvrant des propositions variées, soutenues par des mises en scène hypnotiques, méditatives ou pédagogiques. Depuis toujours, ce sont les nations qui exposent à la Biennale. Cette année, 63 pays participent. Néanmoins plus que le génie des nations, estimable, on perçoit la dimension politique, humaine et finalement universelle de la manifestation. Si vous avez en tête, des maquettes, des plans de villes, d’immeubles, vous découvrirez qu’il s’agit en réalité de concepts et de thèmes de société. Le réemploi, la versatilité, le développement durable, le logement d’urgence, l’économie immobilière, la force de la nature, les utopies constituent une ligne éditoriale brouillonne mais qui nous concerne tous et qui renforce l’architecture dans sa fonction savante, complète et globale. Les architectes du monde entier nous donnent matière à réfléchir sur notre espace, mais nous incitent aussi à considérer notre environnement, notre terre, nos villes sous un angle critique, onirique et fonctionnel. La dimension intellectuelle de cette manifestation est incontestable et il est difficile de s’aventurer dans les allées sans se sentir interrogé par des sujets d’ordre éthique, esthétique, parfois sociologique, bref les sciences humaines sont omniprésentes.

Pour ce qui nous concerne, en lien avec nos activités immobilières, nous pensons que c’est l’ensemble des acteurs qui concourent à la fabrique urbaine et à la construction, et pas seulement les architectes, qui tireront grand profit d’une déambulation à la biennale. Nous composons avec et, parfois, nous subissons dans nos missions quotidiennes, le fractionnement des connaissances, le temps compté, la frustration de ne pas aller au bout de l’ambition initiale. Les rôles se répartissent tant bien que mal entre les maîtres d’ouvrages, les aménageurs, la maîtrise d’œuvre (architecte, ingénierie, urbaniste et paysagiste), mais sans réelle satisfaction. Il semble donc qu’il manque un peu d’enchantement que l’on pourrait puiser dans une plus grande liberté de conception et d’exécution. Le bilan d’opération, la commercialisation et la réglementation nous rappellent leurs contraintes, celles-ci ont pourtant leurs vertus.

En France, si l’aménageur fait plus que combler cette lacune, l’architecte qui porte aussi cette ambition a pourtant des difficultés à convaincre. La profession, dans son ensemble reste, mal comprise et se crispe sur une dimension culturelle de sa pratique, sans doute pas assez ouverte aux autres métiers (ingénierie, paysagiste, urbaniste, économie immobilière). La récente querelle de l’ordre des architectes contre la loi Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (Élan) qui risque de les priver de leur rôle dans les concours sur le logement social, réveille un corporatisme désuet et révèle leur difficulté à se renouveler et à adopter de nouveaux modes de fonctionnement.

In Plain Sight, Giardini pavillon américainDiller Scofino + Renfro, Laura Kurgan, Robert Gerard Pietrusko avec Columbia Center for Spatial Research

In Plain Sight, Giardini pavillon américain
Diller Scofino + Renfro, Laura Kurgan, Robert Gerard Pietrusko avec Columbia Center for Spatial Research

Il est d’autant plus nécessaire de s’élargir à d’autres propositions que l’habitude des appels à projets (Réinventer Paris, etc.) a largement ouvert les vannes de la collaboration et de la pluridisciplinarité. Le rôle grandissant des promoteurs et des investisseurs dans la conception d’opérations urbaines ne fait plus aucun doute. L’industrie immobilière s’est dotée de directions grands projets et d’intervenants véritablement sachants pour occuper la place laissée vacante par la commande publique. C’est un changement de pratique. Et on comprend d’autant mieux le désarroi de l’architecture enseignée et pensée depuis les Beaux-Arts. Les maîtres d’ouvrage privés, quant à eux, restent discrets sur cette question, mais ils apprennent vite et un transfert de compétences s’opère à chaque nouveau concours. Une culture mixte mêlant toutes les compétences se dessine et doit permettre à l’architecture, avec son indispensable dimension culturelle mais aussi technique, de sortir par le haut de cette crise passagère.

Rêvons un peu. Imaginons que notre pavillon national des Giardini soit un lieu où relever le défi d’échanges intenses et d’études comparatives autour des pratiques professionnelles. Nous tirerions tous profits de ce démonstrateur unique et fragile. Les étudiants emmenés par des maîtres d’ouvrages de tous horizons participeraient bien sûr à ce travail, car l’architecture appartient à tous. Venise, cette année, ne répond pas à toutes ces préoccupations, mais le travail collectif et planétaire qui est proposé, nous réveillera assurément de notre somnolence. C’est pourquoi, le Pavillon français, sponsorisé par le promoteur Emerige, mérite notre attention. Construire des bâtiments ou des lieux ? Le thème est ici interprété au sens littéral. La proposition fait la part belle aux expériences urbaines en transition, appelées lieux infinis par l’agence Encore Heureux. Un lieu permet à son utilisateur de se l’approprier, l’architecture est donc ouverte à celui qui va s’en servir. Par opposition, la réglementation et le monde de la commande apparaissent donc, comme des endroits fermés, des sites d’exécution. Aux Giardini, on est à l’opposé de la défense du droit de suite, la richesse d’une architecture est simplement donnée au moment où la personne peut l’habiter. Les sites abandonnés, par exemple, qui n’ont pas été conçus pour être des logements, ne sont, de façon générale, plus habitables.

Cloud Pergola,The architecture of Hospitality, Arsenale, pavillon principal, Croatie

Cloud Pergola,The architecture of Hospitality, Arsenale, pavillon principal, Croatie

Ce que nos deux jours d’exploration vénitienne nous ont confirmé c’est que beaucoup de bâtiments connaissent une transformation de leur usage initial. Et le mouvement va s’amplifier. Le réemploi, l’économie circulaire vont, petit à petit, changer d’échelle et s’imposer comme une pratique indispensable. Finalement ce que l’on entend c’est la dimension politique des chantiers, présents et à venir. Il ne s’agit plus de construire et s’en aller mais de faire ensemble. Cette dimension sociologique, philosophique est une caractéristique de la jeune école française et elle a l’oreille d’une partie de la commande publique. Ce qui ne manque pas d’engagement et de courage, mais laissera pantois les maîtres d’ouvrage privés.

Cela nous entraîne un peu plus loin et nous pousse vers la critique des concours qui contribuent à sélectionner une image et finalement aboutissent à la seule réalisation d’un objet, mais sans réelle continuité. Comme si la livraison était sa finalité alors que cette génération revendique la continuité de l’ouvrage et sa transformation continue par l’usage. Pour affronter les grandes questions politiques, les images ne suffisent pas, car elles ne sont pas suivies d’action ou simplement mentent.

Si cette courte relation de notre exploration pouvait inciter à la visite et, ensuite, donner l’envie de réfléchir à ce qu’est l’architecture dans le temps présent, à la place que doit lui laisser chaque projet tant privé que public, nous en serions tous les bénéficiaires. Nous ne disons rien de la pesante organisation administrative qui entoure l’acte de construire.

Souvenons-nous de Venise et essayons d’en comprendre la leçon. L’importance de l’architecture ne laisse aucun doute sur ce que nous souhaitons. Continuons alors à apprendre ensemble. Ce moment est tout indiqué pour maintenir durant quelques mois, des assises permanentes de ces bonnes pratiques.

Laurent Lehmann, Photos Ada Yu.