LE PATRIMOINE DANS L'ANGLE MORT

Industrie Immobilière


L’incendie de Notre-Dame et la seconde campagne du loto de Stéphane Bern ont replacé au centre de l’actualité le terme patrimoine et lui ont redonné vigueur. Il reste toutefois associé à des monuments ou à des constructions anciennes dont on se préoccupe de la restauration, de la sauvegarde et des enjeux qui s’y attachent. Ce que nous construisons aujourd’hui sera-t-il considéré comme patrimoine par les générations futures ?

Article original publié par la revue Office et Culture n°53 - Septembre 2019

Résidence ALJT, programme de reconversion des entrepôts Calberson MacDonald, Paris 19e,  Stéphane Maupin Architectes, 2015 (photos de Getty Images)

Résidence ALJT, programme de reconversion des entrepôts Calberson MacDonald, Paris 19e,
Stéphane Maupin Architectes, 2015
(photos de Getty Images)

Nos activités professionnelles nous mettent régulièrement en situation de construire des bâtiments ou de concevoir de nouveaux quartiers. Mais les notions de transmission et de valeur ne sont que (trop) rarement présentes dans la phase de conception, comme dans le cahier des charges des consultations. Certes, la question du sens, de l’inclusion environnementale et de l’usage demeure centrale mais dans une perspective immédiate et utilitaire. On recherche, dès que possible et pour minimiser les risques, l’adhésion de la collectivité et des futurs acquéreurs ou occupants. Le plus souvent, la question patrimoniale (dans son acception la plus large) fait irruption sous la forme d’une contrainte, d’un classement, du respect d’un droit d’auteur ou d’un enjeu d’attractivité que constitue la présence d’un site remarquable.

Cette question de la valeur patrimoniale est pourtant riche à plus d’un titre. Elle nous dit beaucoup de notre rapport au temps, à la mémoire et à notre capacité à faire sans nous retourner. Essayons d’y voir plus clair : la faiblesse de notre vocabulaire nous abuse car la langue française dit beaucoup trop de choses avec le même mot. Le latin nous aide à reconnaître le père, pater et ce qui est hérité de lui, patrimonium. Les Anglais usent, quant à eux, de termes plus précis pour décrire des concepts différents : inheritance, patrimony, estate, heritage. En français, l’absence de précision de la langue accompagne, d’un bel élan, l’idée que tout fait patrimoine : le classement de l’Unesco, l’inventaire des sites, la liste de vos avoirs, vos gènes et jusqu’à la valeur immatérielle d’un lieu. Emmanuel Macron ne disait pas autre chose, lorsqu’il recevait, le 24 mai 2019, les lauréats du prix Pritzker et des architectes du monde entier. Tout en soulignant la dimension politique de cet art, il rappelait la vertu de l’architecture, lorsqu’elle est acceptée, d’être à la fois au monde et dans la cité. La question de l’héritage était aussi présente ce jour-là. Il fallait lire dans les yeux du Japonais Arata Isozaki, le souvenir de l’après-Hiroshima et entendre la volonté présidentielle de ne point traîner pour reconstruire, et non rénover, Notre-Dame. La tristesse, ne devait pas prendre le temps de s’installer.

L’architecte apparaît ainsi comme le témoin et l’acteur incontournable de ce qui fera patrimoine. Cela n’a pas toujours été le cas. Beaucoup de monuments anciens ont été conçus et réalisés par des maîtres-bâtisseurs et des tailleurs de pierre sans que, jamais, le nom de l’un d’entre eux ne passe à la postérité. En revanche, on se souvient des maîtres d’ouvrage, souvent des ordres monastiques dans le cas des bâtiments religieux. La portée symbolique, signifiante de ces constructions sacrées a, sans aucun doute, renforcé l’admiration et l’attachement de chacun pour ces constructions culturelles et identitaires. Pour prendre en compte plus particulièrement la dimension politique du sujet, on se rappellera qu’au long de notre histoire, les gouvernants ont généralement considéré l’architecture comme leur domaine réservé. La question du monumental et des perspectives a très rarement été négligée par les pouvoirs en place, qu’ils soient démocratiques ou non. Sur ce sujet, la série Paris-Berlin, destins croisés, diffusée par Arte en février 2017, est particulièrement éclairante. De nos jours, cette importance attachée à la chose construite perdure-t-elle ? Sommes-nous aussi sûrs de nous face à ce que nous bâtissons ? Pour revenir sur le chemin de la maîtrise d’œuvre, une déambulation dans la galerie contemporaine à la Cité de l’architecture et du patrimoine, à Paris, nous rassurera certainement. Cette visite nous rappelle que les architectes ont su concevoir et faire exécuter des bâtiments et qu’il n’est pas indispensable de regarder loin en arrière pour trouver une raison d’aimer et aussi de protéger des réalisations plus récentes déjà passées à la postérité.

Mais les contradictions ne font que s’accumuler ; on ne peut révérer le passé bâti, même récent, sans être suspecté de conservatisme ou d’immobilisme. Un procès, aussi ancien que celui des pierres, du béton et du métal que décrit Mathieu Gigot, doctorant en géographie à l’université de Tours nous permet de comprendre le processus de la patrimonialisation. Dans La patrimonialisation de l’urbain, contribution aux Cahiers deconstruction politique et sociale des territoires (2012), il nous interpelle sur ce qui fonde nombre de politiques urbaines actuelles. Le monde contemporain évolue dans le sens d’une plus grande homogénéisation et cette évolution porte atteinte aux identités et aux appartenances traditionnelles. La référence au passé apparaît donc comme un élément stabilisateur, elle est une résistance à l’uniformisation des modes de vie. La mobilisation du patrimoine répondrait alors à un besoin d’enracinement, un retour au local à l’heure de l’avènement du global.

Les deux plateaux (communément dénommés Colonnes de Buren),  cour d’honneur du Palais-Royal Paris 1er, Daniel Buren, 1986 (photos de Getty Images)

Les deux plateaux (communément dénommés Colonnes de Buren),
cour d’honneur du Palais-Royal Paris 1er, Daniel Buren, 1986
(photos de Getty Images)

Ce besoin, apparu à la fin du XIXe siècle, a été institutionnalisé par André Malraux dès 1960, période pourtant éprise de modernité. Pour tenter d’en découvrir les ressorts, il nous faut approfondir les notions d’histoire et de mémoire que porte l’acte de patrimoine. François Hartog, historien et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales dans une conférence donnée en mars 2018 (L’histoire est-elle devenue un lieu de mémoire ? ), soutient la thèse que l’histoire a toujours servi  à donner un sens au monde et, ainsi, nous a aidés à comprendre pour agir dans le présent. La mémoire était alors comprise comme la muse ou la petite sœur de la grande Histoire. Pourtant on assiste depuis le début du XVIIIe siècle à une inversion : ce n’est plus l’histoire qui juge la mémoire, mais la mémoire qui peine à comprendre ce que l’histoire a permis de représenter. François Hartog nous rappelle que le temps est, depuis toujours, un objet social. Sous la pression des violences et des progrès de la seconde moitié du XXe siècle, le futur est devenu le but  de toute société. Le temps n’est plus, alors, un processus de classement, mais un acteur du progrès. « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir», a écrit Alexis de Tocqueville pour acter la fin de l’ancien régime d’historicité et ouvrir l’ère moderne où c’est l’avenir qui éclaire le passé. Place à la culture mémorielle, aux monuments classés et aux cérémonies commémoratives ! Pour une part, l’histoire, celle des historiens, s’est mise au service de cette mémoire, soucieuse d’archives et de traces de toutes sortes. Il s’agit de mémoire volontaire dont la fin est plus de reconstruire que retrouver ; mais aussi de mémoire que l’on n’a pas, ou que l’on n’a pu avoir faute de transmission ; et enfin d’un manque et d’une absence que l’on cherche à combler et qui renforcent d’autant la révérence pour le patrimoine.

Bien loin de cette hypothèse sensible et profonde, les marchés immobiliers n’ont, semble-t-il, pas encore appuyé sur la touche pause pour prendre le temps    de questionner cette valeur immatérielle. À quel moment se forme le patrimoine ? Quand se fait la bascule ? Qui permet de dire que ce qui a été construit sera admiré et méritera, plus tard, protection et effort de mémoire ? Les bâtiments neufs sont construits à un rythme trop soutenu pour permettre de dresser ne serait-ce qu’un inventaire numérique : ce sont, par exemple, 400 000 m² de bureaux neufs et 2 700 000 m² de logements qui ont été construits dans la seule région parisienne en 2017. Laisseront-ils une trace en termes de qualité, de potentiel d’imaginaire et de rêverie, en possibilité mémorielle ?

Aucun paragraphe n’est consacré à cette question dans les règlements des consultations organisées par les aménageurs de la région parisienne et rien n’y est dit sur la pérennité. Cette absence (cet oubli ?) signifierait-elle une présence au seul temps présent et une impossibilité de penser l’avenir autrement que comme une sorte de campement à vocation permanente ?

Nous sommes de plus en plus nombreux à prendre au sérieux les exigences élémentaires d’une société à la richesse environnementale désormais comptée. Ne devient-il pas alors troublant et presque artificiel de songer au patrimoine ? L’éphémère, le transitoire, le recyclage, le réemploi s’imposent comme de nouvelles pratiques et il ne faut pas le regretter. Ce sont autant de possibilités de construire, le plus délicatement possible, avec un grand potentiel de réversibilité. C’est une possibilité de prise en compte de nouveaux usages ou de fonctions inédites que nous n’avions pas prévus. La permanence s’efface pour laisser de la matière et des ressources aux êtres humains devenus encore plus citadins et n’ayant plus le temps de se souvenir des strates de leur histoire urbaine et immobilière.

Laurent Lehmann