IMMOBILIER ET RSE

Intégration progressive


La Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) est un concept qui définit mal son objet. C’est la question environnementale qui s’est d’abord posée aux professionnels de l’immobilier. Nous allons en explorer les origines en privilégiant cet angle et verrons comment l’approche, fluide au départ, s’est progressivement brouillée sous la pression réglementaire et en raison de la largeur de son spectre.

Article original publié par la revue Office et Culture n°54 - Décembre 2019

Il est généralement admis que la RSE trouve ses origines dans notre fond chrétien et dans la réflexion éthique. L’émergence mondiale de cette nouvelle valeur se situe vers la fin du siècle dernier. En 1972 à Stockholm, la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain adopte une déclaration de 26 principes qui, pour la première fois, rappelle à l’humanité ses droits et ses devoirs envers l’environnement. Après un deuxième sommet à Nairobi en 1982, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, présidée par Gro Harlem Brundtland, publie, en 1987, un rapport, Notre avenir à tous (Our Common Future) ; on y trouve pour la première fois l’expression sustainable development/ développement durable. Ce rapport sera la base de travail du Sommet de la Terre de 1992, à Rio. Suivront les sommets de Johannesburg en 2002, puis celui de « Rio+20 », en 2012. En 2005, entre en vigueur le protocole de Kyoto, qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Dans le même temps, le concept de RSE a quitté l’univers des organisations internationales pour trouver sa place dans le monde de l’entreprise. Se distinguant des actions traditionnelles de philanthropie, il s’est enrichi de la triple exigence familière aux entreprises : objectifs, mesure, compte-rendu. La RSE s’est ainsi progressivement imposée face à d’autres notions comme celles de l’entreprise citoyenne ou humaniste qui, malgré leurs intentions louables, reposaient sur l’initiative de quelques sociétés et le volontarisme de leurs dirigeants, mais sans véritable impact économique et sociétal.

La dernière avancée française en la matière est le Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises, ou loi Pacte, promulgué le 22 mai 2019. Les codes civil et de commerce ont été amendés et une nouvelle définition de l’objet social de l’entreprise y a été introduite. Désormais, une entreprise «est gérée dans son intérêt social, en prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux de son activité». L’un des premiers enjeux de la loi Pacte est donc de rappeler aux entreprises leur obligation de définir une politique et des objectifs RSE. Cela concerne, pêle-mêle, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction du gaspillage, la mise en place de stratégies de recyclage et l’intégration dans des circuits d’économie circulaire.

Pour le secteur de l’immobilier (dans lequel le parc résidentiel a la plus forte empreinte écologique), notre mémoire environnementale et réglementaire (avant d’être sociale et économique, comme le recommande la RSE) remonte à 2005. C’est l’année de la mise en œuvre du diagnostic de performance énergétique (DPE), institué en France à la suite d’une directive de l’Union européenne de 2002, donnant aux états membres les lignes directrices pour prendre en compte les recommandations du protocole de Kyoto.

En France, le Centre interprofessionnel technique d’étude de la pollution atmosphérique (CITEPA) classe les bâtiments (résidentiels et tertiaires) en troisième position en matière d’émission de polluants, de CO2 et de solvants, juste après l’industrie manufacturière et le transport routier. Une réglementation thermique, dite RT 2005, s’appliquera désormais aux bâtiments neufs afin d’améliorer leur performance énergétique.

En 2005, la revue Business Immo lance une rubrique « green » où les premières informations et articles relatifs aux labels sont publiés : le label HQE (haute qualité environnementale), porté par l’Afnor, est lancé la même année et vient rejoindre le LEED américain et le BREEAM britannique.

Enfin, dans le prolongement du Grenelle de l’environnement de 2007, une concertation est lancée en 2010 à l’initiative du Plan bâtiment durable : un groupe de travail, composé de représentants du secteur tertiaire privé et public, émet des recommandations de méthodes et d’objectifs et propose une charte volontaire.

Mais il faudra attendre 2015 pour que soit votée la Loi de transition énergétique pour une croissance verte (LTECV) qui fixe un objectif de réduction des consommations énergétiques de 60 % à l’horizon 2050. En novembre 2018, la loi portant Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (Élan) propose un nouveau socle juridique pour le tertiaire. La concertation sur le contenu technique du décret d’application s’achève en mars 2019 et celui-ci est finalement publié en juillet 2019.

Ainsi on comprend que la question environnementale a monopolisé la définition et le champ de la RSE, troublant sa couverture holistique des débuts. L’objet social apparaît seulement aujourd’hui et l’économique, plus prometteur mais aussi plus abstrait, fait encore débat. Il est vrai que les acronymes, dont beaucoup sont issus d’une francisation de mots anglais, ne facilitent pas toujours la compréhension. Mais un cadre réglementaire de la RSE qui ne se limite pas à l’environnement était essentiel même s’il ne concerne, pour le moment, que les entreprises cotées et les grands groupes. La loi sur les Nouvelles Régulations Économiques (NRE), puis la loi Grenelle 2, obligent ces entreprises à publier annuellement des indicateurs extrafinanciers audités par un organisme tiers indépendant. Ces données sociales, sociétales, économiques et environnementales sont regroupées dans la Déclaration de performance extrafinancière (DPEF), annexée au rapport de gestion.

(Illustration de Getty Images)

(Illustration de Getty Images)

À la suite de ces efforts, c’est sur le terrain des financements et des fonds d’investissement immobiliers que notre industrie a concentré son action. Le label investissement socialement responsable (ISR) a été, dès lors, privilégié. Prochainement, les Fonds immobiliers alternatifs (FIA), auront recours à un label ISR qui fixera un objectif de moyens aux gérants avec la mise en place de critères Environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Chaque société de gestion utilisera alors sa propre grille d’évaluation et devra démontrer l’amélioration de sa notation. Bref, l’économie responsable est désormais épaulée par la finance ; il s’agit de concilier performance économique et impact social et environnemental, en finançant les entreprises et les entités publiques, qui contribuent au développement durable.

D’un point de vue opérationnel, on distingue plusieurs approches (source Wikipédia). La sélection ESG consiste à distinguer les entreprises ayant les meilleures pratiques environnementales, sociales ou de gouvernance. La méthode de gestion la plus répandue en France est l’approche Best in Class qui consiste à privilégier les émetteurs d’un secteur d’activité les mieux notés d’un point de vue extrafinancier.

L’approche dite exclusive est la méthode originelle des fonds ISR : l’investisseur décide d’exclure de son portefeuille des secteurs d’activité entiers (le tabac ou les armes, par exemple). Cette méthode est très pratiquée dans les pays anglo-saxons et reflète souvent les biais culturels locaux ; ainsi, aux États-Unis, beaucoup de fonds ISR excluent le nucléaire. Dans l’approche thématique, les fonds n’incluent que des entreprises agissant dans un secteur donné ou favorisant certaines pratiques. Les investissements sont ainsi concentrés dans des entreprises actives dans les domaines du développement durable tels que les énergies renouvelables et l’eau. L’engagement actionnarial, enfin, consiste, pour les investisseurs, à dialoguer avec les entreprises pour exiger une politique de responsabilité sociale plus forte et, le cas échéant, à marquer leur opposition par des votes lors des assemblées générales. On parle également dans ce cas d’activisme actionnarial.

Dès 2014, c’est avec des green bonds (obligations vertes) orientés vers des projets bénéfiques pour l’environnement, que les foncières cotées, telles Unibail-Rodamco ou Westfield, financent leurs projets. En 2018, la première certification verte de prêt immobilier commercial en Europe, montée par Ivanhoé Cambridge et Natixis Assurances, permet le financement du projet immobilier des tours Duo situées à Paris. Gecina, de son côté, multiplie les contrats de crédits responsables qui atteignent 910 millions d’euros en septembre 2019, soit 20 % du portefeuille de sa dette bancaire.

Tant que la RSE sera perçue comme une contrainte réglementaire, le risque de décalage entre stratégie affichée et stratégie réelle persistera


Sur le volet social de la RSE, l’inclusion et l’intégration apparaissent à l’agenda des comités de direction de l’industrie immobilière. L’entreprise doit être capable d’intégrer dans ses équipes un grand nombre de profils, en assurant la cohésion. En dehors de l’entreprise, la question de l’intégration est non moins prégnante : il s’agit de ne pas exclure des groupes vulnérables. On pense aux personnes en situation de handicap, aux seniors, aux femmes enceintes, etc., qui voient limitées leurs possibilités de conduire des projets comme un achat immobilier. Des critères plus permanents, tels que l’origine sociale, le genre, l’origine culturelle, l’orientation sexuelle justifient aussi une attention et des mesures fortes, car parfois c’est la norme qui est remise en question. Cependant, la RSE souvent n’innove pas, mais se voit amplifiée en multipliant les groupes cibles et en améliorant la méthodologie.

Sur le volet économique, le plus prometteur selon nous, l’Institut de l’Entreprise, avec beaucoup de justesse, souligne qu’il nous faut passer dans une ère « post- RSE ». Tant que la RSE sera perçue comme une mesure corrective plus ou moins sincère ou une contrainte réglementaire ou de réputation, persistera le risque de décalage entre la stratégie affichée par l’entreprise et sa stratégie réelle. C’est sur ce lapsus que notre industrie doit réfléchir et travailler à l’intégration de la RSE de façon « native » dans la stratégie profonde de l’entreprise. Pour les actionnaires et la gouvernance de l’entreprise, la création de richesse, donc de profit, est la condition nécessaire pour qu’une entreprise privée dure, prospère et partage.

L’engagement, certes, concourt à la prospérité, mais la conscience que l’entreprise doit gagner de l’argent reste essentielle. L’entreprise est un moyen, pas une fin en soi. Jusqu’à présent, on n’a pas trouvé d’organisation plus efficace pour produire de la valeur dont bénéficiera l’ensemble de la collectivité. Stephen Schwarzman, fondateur du fonds Blackstone, dans une interview aux Échos d’octobre 2019, ne dit pas autre chose sur la question de la raison d’être, en justifiant son refus de signer le manifeste de l’organisation patronale américaine Business Roundtable, qui interroge la raison d’être des grandes entreprises. Selon lui, mettre sur un pied d’égalité des engagements envers cinq types de parties prenantes, les employés, les communautés locales, les fournisseurs, les clients et les actionnaires, ne tient pas. La capacité à produire du rendement pour ses investisseurs est la raison d’être de l’entreprise. Si les profits ne sont recherchés que pour une seule des parties prenantes, la situation deviendra vite ingérable.

On discerne que cette raison d’être mobilisera les esprits et permettra d’écrire un récit plus lisible de ce que peut apporter la RSE à notre industrie, au-delà de la question environnementale déjà bien encadrée.

Laurent Lehmann