SHENZHEN

LA VITRINE DU SOCIALISME À LA CHINOISE


Deng Xiaoping, le « petit Timonier », décide, en 1980, de créer à Shenzhen, aux portes de Hong Kong, encore britannique, la toute première zone économique spéciale chinoise. En 40 ans, le village de pêcheurs a cédé la place à une ville de 13 millions d’habitants, surnommée la Silicon Valley chinoise, et qui est un des quatre moteurs (avec Hong Kong, Macao et Canton) de la Greater Bay area. Cette zone, qui regroupe 9 villes du delta de la rivière des Perles et 70 millions d’habitants, est appelée à devenir, à l’horizon 2035, une mégalopole mondiale spécialisée dans la finance, l’innovation et la recherche qui concurrencera New York et Tokyo. Impressions pointillistes de voyage.

Article original publié par la revue Office et Culture n°55 - Mars 2020

Le Ping Ang Finance Center (599 mètres, 115 étages) (Photo : Getty Image)

Le Ping Ang Finance Center (599 mètres, 115 étages)
(Photo : Getty Image)

Les infrastructures du delta de la rivière des Perles sont saisissantes. Depuis 2018, le plus long pont maritime au monde (36 km) relie Macao à Hong Kong et une nouvelle liaison ferroviaire à grande vitesse raccorde Hong Kong à Canton et au-delà au vaste réseau ferroviaire à grande vitesse de la Chine. On trouve également, dans le delta, trois des dix ports à conteneurs les plus fréquentés au monde et 3 aéroports internationaux, dont le premier mondial pour le fret (Hong Kong). Le projet Greater Bay area, comme celui des Nouvelles routes de la soie, s’inscrit dans la politique du président Xi Jinping et du Parti communiste chinois qui souhaitent accélérer la transition du pays d’une économie fabricant et assemblant des biens à une économie concevant, fabricant et exportant des produits de haute qualité et des services à valeur ajoutée ; sans oublier pour autant de satisfaire la demande de 1,4 milliard d’habitants devenus des consommateurs avertis.

L’organisation administrative chinoise, héritée de l’histoire, structure le territoire en provinces, puis préfectures, districts, cantons et enfin communes. À chaque niveau correspond une ville chef-lieu. Selon le recensement de 2017, 119 villes dépassent le million d’habitants et 15, les 10 millions. Elles sont regroupées par rang, en prenant en compte non seulement la population, mais aussi l’importance de la ville en tant que centre politique, économique et culturel. Les villes de premier rang sont au nombre de quatre : Pékin, Shanghai, Canton et Shenzhen (dont le statut administratif n’est que ville sous-provinciale). Les villes de second rang comprennent les capitales de province (Tianjin, Nankin, Chengdu, Wuhan, Hangzhou, etc.) et ainsi de suite jusqu’au sixième rang. Shenzhen figure aussi en tête des nombreux classements des villes les plus dynamiques (ou ayant le plus fort potentiel de développement économique) au niveau mondial ou chinois (Sina Finance, JLL , McKinsey, etc.).

D’un point de vue architectural, les spécialistes observent qu’en se développant à marche forcée, nombre de villes chinoises ont perdu leur identité. L’urbanisme chinois contemporain est, en effet, avant tout, fonctionnaliste. Pékin, la capitale politique, s’affirme par un plan urbain rectiligne, quadrillé de larges avenues. Dans un article récent, La trace indélébile de Confucius dans l’identité chinoise, le quotidien China Daily soulignait que ce plan reste néanmoins symbolique et fait référence au Poème de l’angle et de la ligne droite qui s’inscrit dans un schéma confucéen, vantant la force de l’ordre social face aux individualités. Au sud, en revanche, les villes épousent la topographie naturelle des cours d’eau et collines à travers un plan organique. Shenzhen est plus proche, en tout cas dans sa partie côtière, de ce modèle de la rencontre de la modernité et de la nature.

Dès la sortie de l’aéroport de Shenzhen, l’omniprésence des infrastructures et des moyens de transport en commun frappe le visiteur. Les voies autoroutières et les échangeurs sont partout et leur ligne de gauche semble déjà prévue pour les futurs véhicules autonomes ; en leur absence, les autobus, tous électriques, y font des pointes de vitesse. Ceux-ci sont de la marque BYD (pour Build Your Dreams/réalisez vos rêves, quelle promesse !), qui en a déjà vendu plus de 50 000 et revendique 20 % du marché mondial. BYD fabrique aussi des voitures électriques (230 000 en 2019) et des bicyclettes électriques, mais est aussi un des leaders mondiaux des batteries pour véhicules électriques ainsi que pour le stockage de l’énergie produite par les fermes solaires (il est vrai que la Chine est un des producteurs majeurs de lithium, terre rare indispensable pour fabriquer des batteries). La totalité des 12 000 taxis de la ville sont aussi électriques ainsi que tous les deux roues. Shenzhen s’est ainsi construit une image de ville aux transports propres. Certains esprits chagrins déploreront que cela a coûté cher en subventions municipales et que les freins de ces autobus, très lourds à cause des batteries, émettent force microparticules lors du freinage, mais pour le visiteur, l’agrément de cette flotte électrifiée est perceptible à l’oreille, mais aussi au nez.

La qualité de l’air est meilleure que dans les autres villes chinoises de premier et second rang. Selon le classement de la plateforme spécialisée Airvisual qui publie la liste des villes les plus polluées aux PM2.5 (particules en suspension), Shenzhen est en 537e position alors que Pékin pointe à la 122e place, Wuhan à la 146e, Shanghai à la 286e, Canton à la 327e (Paris est 920e).

En sous-sol, le métro, dont la construction a commencé en 1988, compte actuellement 9 lignes en opération et en comportera 16 en 2030 (longueur du réseau : 1 000 km, soit trois fois la longueur du métro parisien). Le confort et la sécurité y sont particulièrement soignés : WiFi en continu, climatisation, contrôle des accès par la carte d’identité). Le réseau, qui est, par ailleurs, raccordé à celui de Hong Kong, est géré par Shenzhen Metro Group Co (SZMC). Cette société privée à capitaux publics, comme dans beaucoup de villes chinoises, présente la particularité de gérer le réseau mais aussi de le construire et de gérer le foncier alentour des stations ; d’où une synchronisation entre mise en service des lignes et livraison des projets en surface (locaux commerciaux, logements, etc.).

Shenzhen, quartier d’affaires. (Photo : Getty Image)

Shenzhen, quartier d’affaires.
(Photo : Getty Image)

Mais le boom économique rapide et l’amélioration du niveau de vie ont aussi entraîné une augmentation mécanique du volume de déchets urbains. Shenzhen a récemment décidé de passer à des systèmes de traitement des ordures ménagères de type économie circulaire. Une première usine de très grande capacité est ainsi en cours de livraison en périphérie de la ville et traitera par méthanisation les déchets domestiques en produisant du gaz. Certes, l’objectif d’autosuffisance énergétique de la ville est encore loin d’être atteint, mais l’usine contribuera à la réduction de la dépendance de la ville aux énergies fossiles (70 %). Un autre sujet de préoccupation est la montée des eaux dans le delta de la rivière des Perles Selon Deltares, institut de recherche néerlandais, les principaux problèmes sont : la faible élévation des terres construites par rapport au niveau de la mer ; la qualité médiocre des terrains ayant permis la réalisation de ces gigantesques cités situées sur des sédiments peu solides ; le poids des immeubles construits ; les effets visibles du réchauffement climatique sur le niveau des eaux ; enfin, le pompage sans compensation des nappes phréatiques. Mais la résolution de ces problèmes ne peut être envisagée qu’en étroite collaboration avec les autorités de la Greater Bay area qui devront élaborer rapidement un programme de mesures d’atténuation.

Pour assurer le bon fonctionnement des systèmes de transport, ainsi que la fluidité du trafic automobile, la surveillance et le contrôle du trafic sont une nécessité. Pour ce faire, Shenzhen recourt à la vidéo surveillance. Dès le poste-frontière avec Hong Kong, les images des caméras sont traitées par des programmes de reconnaissance faciale qui identifient les véhicules et leurs voyageurs et signalent leurs antécédents éventuels à la police des frontières. Ces caméras (dont la mission première reste d’assurer la fluidité de la circulation) sont pilotées par un logiciel d’intelligence artificielle qui reconnaît des situations et des modèles de comportements. Le système intervient alors sur la signalisation et peut, si nécessaire, pratiquer le name and shame (nommer et dénoncer) des contrevenants, en affichant leur photo et leur identité sur les panneaux électroniques pour les rappeler à l’ordre. Mais il s’agit aussi de permettre à la ville d’apprendre sur elle-même (deep learning) et de devenir intelligente (smart city). Pour surveiller tous les espaces publics (et donc aussi les usagers), un réseau dense (1 tous les 15 mètres) de mâts équipés d’au moins 3 caméras a été implanté. Circuler à Shenzhen est ainsi aisé, car les conducteurs et les piétons ont tendance à respecter les règles de conduite. Ce type de pratiques ne laisse pas d’étonner le visiteur français, qui se plaît à rêver que nos villes suivent l’exemple des citoyens de San Francisco et Oakland, qui ont récemment voté sur le sujet et interdit la reconnaissance faciale urbaine. Les débats sur la question sont moins vifs en Chine où certaines villes sont déjà beaucoup plus avancées que Shenzhen (notamment Hangzhou avec son projet City Brain).

Justifiant son surnom de Silicon Valley chinoise, Shenzhen abrite le siège de nombreux champions de l’innovation et n’a effectivement rien à envier à la côte ouest des États-Unis. Les plus connus sont, entre autres, Huawei, ZTE, DJI, Tencent et ses filiales WeChat et WeChat Pay. Ce système de paiement en ligne et son concurrent Alipay (du groupe Alibaba), ont attiré, en trois ans, 1,2 milliard de clients chinois. En permettant le paiement immédiat par QR code lisible par smartphone, ils ont démonétisé une grande partie de l’économie, tout en récupérant de précieuses données sur les habitudes de consommation des utilisateurs. Pour l’honorable visiteur étranger qui n’a pas pris la précaution de s’abonner au système (ce qui suppose d’autoriser les prélèvements sur un compte en banque), la vie quotidienne peut devenir compliquée car nombreux sont les commerçants qui n’acceptent plus les cartes de crédit ni parfois même le papier-monnaie.

Cette économie prospère ne cesse d’attirer de nouveaux migrants qui viennent s’ajouter aux 13 millions qu’il a fallu déjà loger. Le foncier appartient à l’État qui vend les droits à construire à des promoteurs. Selon CBRE, le prix moyen par unité d’habitation est proche de celui de Shanghai, soit 680 000 € (1 million € à Hong Kong).

On comprend mieux l’attrait compétitif exercé par Shenzhen sur la région. Un programme neuf de bon standing est actuellement commercialisé sur une base de 20 000 € le mètre carré. Une autre particularité de l’immobilier local est la mixité des immeubles de grande hauteur où cohabitent des fonctions de distribution et de fabrication, des bureaux d’études et des laboratoires, des centres de démonstration et des showrooms. C’est un écosystème complet qui est regroupé au sein d’un même bâtiment. La réponse aux besoins de toutes les fonctions de l’entreprise passe avant l’aspect réglementaire et les destinations juridiques.

Et bien sûr, pas de ville sans son plus haut building ! C’est chose faite depuis 2017. Le Ping An Finance Center (599 mètres et 115 étages) est le quatrième plus haut bâtiment du monde derrière la Shanghai Tower (632 mètres), mais devant le CTF Finance Tower de Canton (530 mètres) et la CITIC Tower de Pékin (527 mètres). La prospérité de la ville et son modèle basé sur le pragmatisme et une capacité exceptionnelle à tester et expérimenter les solutions nouvelles (avec hardiesse et, parfois même, sans précaution), sont véritablement impressionnants. Mais, pour autant, cette ville « liquide » ou les déplacements sont fluides et silencieux, est-elle une cité libre et désirable si vous n’êtes pas entrepreneur ou startuper prêt à changer le monde ?

Mais qui que vous soyez, vous serez bien accueilli par ses habitants, fiers à juste titre de la réussite de leur ville et de leur pays.

Laurent Lehmann

L’auteur a séjourné à Shenzhen à l’invitation de l’association InnoCherche dont la mission est d’animer une veille transverse sur les usages et aider les dirigeants à passer à l’acte. (innocherche.com)