MARCHÉ IMMOBILIER NEW-YORKAIS

Manhattan


Septembre n'est pas la plus mauvaise période pour une visite à Manhattan. La météo est clémente, la Fashion Week anime Downtown, la presqu’île connaît son habituelle effervescence avec son incessant trafic automobile, ses restaurants pris d’assaut, ses boutiques qui testent des concepts sans jamais se lasser et ses innombrables cafés au service affable et joyeux. Mais Manhattan et New-York sont aussi la figure de proue d’un marché immobilier américain qui a connu, en 2016, un volume de transactions de 310 milliards de dollars. Récit de mes pérégrinations et décryptage de mes observations immobilières.

Article original publié par la revue Office et Culture n°46 - Décembre 2017

Hudson Yards, août 2017(photo : Gary Hershorn/ Getty Images)

Hudson Yards, août 2017
(photo : Gary Hershorn/ Getty Images)

Les acteurs clefs du marché immobilier américain sont les agents et les promoteurs dont on saisit mieux le pouvoir d’influence depuis la récente élection présidentielle américaine. Ce sont des professionnels, rodés à l’art de la vente et de la persuasion. Ils sont généralement « cool » mais, ne vous y trompez pas, leur démarche n’est jamais improvisée. Un simple rendez-vous pour visiter un immeuble est anticipé et préparé. Votre profil Linkedin est étudié et, pour les opérations d’importance, un questionnaire, transmis à l’agent qui vous représente, permettra d’évaluer votre potentiel. La présentation se déroulera alors de façon très protocolaire et la visite, que le bien soit résidentiel ou commercial, fera l’objet d’un scénario précis, voire même sophistiqué dans le cas des projets haut de gamme.
Avec l’aide de JLL, j’ai visité les opérations qui font l’actualité du moment en immobilier d’entreprise et permettent de mieux approcher les logiques de ce marché ; grâce à Stribling & Associates, j’ai pu saisir les recettes du marketing résidentiel haut de gamme.

L’immobilier d’entreprise est traversé depuis 2010 par un OVNI que personne n’avait vu approcher, WeWork. Pour mémoire, il s’agit d’une startup de coworking, louant au mois des bureaux équipés, individualisés ou non, avec animation de la communauté des utilisateurs ; le design des lieux que j’ai visités était très années 1970, mais le concept fait, néanmoins, furieusement vieillir les bureaux traditionnels. Les membres (c’est-à-dire les clients) sont au nombre de 85 000 dans le monde, répartis dans 111 lieux, dans 10 pays, sur 4 continents (chiffres à fin 2016, source WeWork). Ce sont, majoritairement, des jeunes entreprises et des indépendants. Les grandes entreprises sont encore sous-représentées (elles ne représentent que 20 % des locataires).

La visite du WeWork du 110, Wall Street (ouvert en 2015) ne nous a guère impressionné. Impossible de ne pas penser aux centres d’affaires, toujours actifs sur le marché, et aux centaines de sièges sociaux d’entreprises visités ces dernières années. Le mobilier affecté à chaque poste de travail est identique ; deux couleurs dominent, le bois clair et le noir ; les postes de travail que l’on découvre derrière des parois vitrées sont implantés de manière très dense ; une impression de bon marché domine, même si les parties communes sont toniques et variées et incitent à la pause.
Quelles sont donc les raisons de ce succès mondial né à New-York ? L’esprit kibboutz a certainement été une inspiration pour ses fondateurs ; il a nourri la notion de communauté, devenue l’alpha de toute société ayant rencontré la réussite sur Internet, mais le parallèle s’arrête là. WeWork doit sa réussite à son profil d’entreprise à très forte « traction » en matière de nouvelles technologies (et non comme acteur immobilier) et à sa marque, aujourd’hui plus connue que celle de n’importe quel opérateur immobilier au monde.
L’entreprise (non cotée) est valorisée 19 milliards de dollars, elle loue un million de mètres carrés ; elle a levé des fonds à quatorze reprises depuis sa création pour une valeur totale de huit milliards. Ses moyens financiers hors norme lui permettent d’imaginer bâtir un modèle rentable et solide digne de l’ancienne économie. L’entreprise a, récemment, fait l’acquisition de différentes sociétés dans les domaines du design intérieur et des logiciels d’accompagnement de chantier. L’intégration verticale de chaque brique de valeur est donc en marche. Des solutions en location-vente seraient également en cours d’étude, car les loyers, matière première de WeWork, ont beaucoup crû.
L’entreprise sous-traitera donc de moins en moins mais, dans le même temps, elle propose aux grands groupes de prendre en sous-traitance leurs services immobiliers (rien, là, de nouveau puisque Regus, le leader des centres d’affaires, propose déjà cette offre) ; IBM a déjà signé un contrat de ce type, au 88, University Place (6 500 m² loués sur une base de 600 places, facturés au poste de travail). Faut-il y voir une anticipation sur la future norme comptable internationale IFRS 16 qui impactera le bilan des entreprises cotées possédant des engagements locatifs de long terme ? Rien de moins sûr, aucun commentaire n’a été fait sur cette transaction qui demeure unique.
Microsoft a, de son côté, passé un accord pour que, dans quatre villes américaines (dont New York), les collaborateurs de Microsoft aient accès au réseau WeWork ; le contrat est sur une base annuelle (plus sécurisante pour le compte d ‘exploitation).
À noter que, partout dans les grands centres urbains, il devient aussi urgent de loger les jeunes, aisés ou non. La ville étant désormais trop chère, chacun se tourne vers les solutions de partage, ou migre vers Brooklyn ou Jersey City. Au 110, Wall Street, dans le même immeuble que son coworking, WeWork a installé le premier WeLive, exemple prototypique d’un bon marketing. Il s’agit d’une offre de coliving, initiative intéressante pour trouver un modèle économique et s’imposer sur un marché émergent mais potentiellement énorme.

Au cœur d’un immobilier tertiaire plus traditionnel, le long de l’Hudson, en bordure de la High Line (une coulée verte de 2,3 km), New-York est en train de conquérir un nouveau territoire, Hudson Yards. Oxford Properties Group et Related Companies ont construit une dalle sur des équipements ferroviaires (à peu près de la largeur du faisceau de la gare du Nord, à Paris), sur laquelle vont être construits 1,6 millions m² d’immeubles résidentiels et tertiaires. Amazon a annoncé fin septembre son arrivée et rejoint L’Oréal, Coach, Boston Consulting Group, Time Warner et… WeWork. Cet engouement récent pour Midtown, qui se rapproche ainsi de Downtown, est dû à cette High Line, aménagée en 2009 entre la 34e et la 14e rue, qui crée un lien entre Tribeca, SoHo, Little Italy et Chelsea, et unit les quartiers les plus créatifs, nés autour des galeries et des ateliers d’artistes dans les années 1980.

L’engouement récent pour Midtown est dû à cette High Line, aménagée  en 2009 entre la 34e et la 14e rue,  qui crée un lien entre Tribeca, SoHo, Little Italy et Chelsea.

De son côté, Google, présent depuis 2008, a fait le choix du Meatpacking District pour l’implantation de son Googleplex. Le magnétisme de cette adresse au-dessus du Chelsea Market a vite fait d’attirer vers lui d’autres entreprises du secteur des nouvelles technologies. Le géant de la publicité en ligne occupe désormais quatre immeubles (environ 200 000 m²), soit presque autant que le siège mondial du groupe Total à La Défense.

Plus au sud, dans Lower Manhattan, la zone reconstruite du secteur du World Trade Center attire les sociétés avec de sonnantes et trébuchantes incitations. Condé Nast est la dernière entreprise majeure à avoir sauté le pas et on espère que, dans son sillage, suivront d’autres acteurs des médias et de la finance. Pour nous résumer, nous dirons que la demande est forte pour des espaces de travail pour les indépendants. Mêlant des codes et des influences assez contradictoires, elle s’incarne dans le phénomène du coworking qui, en soi, n’est pas révolutionnaire, mais a trouvé son référent avec WeWork. Les investisseurs ont suivi et encouragent plus qu’un style, une communauté qui a un pouvoir économique certain et, potentiellement, un réel futur financier. C’est déjà une vraie révolution tant les engagements contractuels d’hier (les baux) se montraient inadaptés aux besoins des entrepreneurs. Pour les autres acteurs économiques, il importe d’être au plus près des talents et de respecter leur style de vie. C’est la proposition de Downtown qui s’est transformé et fonctionne à merveille.
Comme le dit très justement Stéphane Distinguin, président de l’entreprise de consulting Fabernovel : « La bonne échelle pour la ville intelligente, c’est le bâtiment aussi bien ressource que service, personne depuis Haussmann n’a encore donné son nom à un type d’immeuble, tout reste à inventer, peut-être l’ont-ils déjà réalisé outre-Atlantique ».

Parler de l’immobilier New-Yorkais sans s’intéresser au résidentiel serait un manquement impardonnable. Il porte tous les excès de la ville, les prix, la publicité bruyante faite autour des records et des noms de propriétaires associés à chaque acquisition. Nous avons passé un peu de temps sur la nouvelle génération de tours (super tall/super hautes), la plupart situées autour de Central Park.
Une unité d’habitation moyenne y est, en général, proposée autour de 15 à 20 millions de dollars. L’architecte, le plus souvent une icône internationale, est mis en avant, mais curieusement pas le design intérieur. Exception toutefois pour 56 Leonard, 60 étages à Tribeca, un vrai phénomène conçu par l’agence suisse Herzog et de Meuron.

Le principe de la visite de ces biens haut de gamme est simple : aucune visite n’est autorisée si l’impétrant n’a pas fait la preuve du sérieux de son projet d’acquisition et de la réalité de ses ressources financières. C’est ainsi que le luxe se déploie. Un indice simple pour confirmer que l’appartement est effectivement dans cette catégorie : le nombre de salles de bains est toujours supérieur au nombre de chambres. On vous citera les noms de vos futurs voisins pour souligner la qualité de l’environnement social et vous convaincre que la communauté que vous allez rejoindre est effectivement « recommandable ». En général, ces tours sont en condominium, l’équivalent de la copropriété. En revanche, si vous investissez dans une co-op, vous acquérez alors des parts de la société qui possède et exploite l’immeuble et, à l’achat comme à la vente, il vous faudra obtenir l’accord du board qui peut refuser l’opération pour des raisons aussi diverses que variées. Les condominiums sont, pour cette raison, plus chers, car plus facile à revendre.
Un autre exemple intéressant de marketing est celui de la tour (en construction), One 57. Un témoin a été construit à proximité et vous pouvez monter virtuellement dans les étages et profiter, à chaque niveau, de la vue exacte dont vous jouirez, reconstituée sur des écrans placés dans l’encadrement de chaque fenêtre. Une autre particularité des négociations immobilières à New York, c’est l’acquisition (par le promoteur) des air-rights des condominiums voisins de façon à éviter que des constructions nouvelles édifiées sur le toit des immeubles proches viennent masquer la vue des appartements de la nouvelle tour.

L’autre caractéristique des immeubles haut-de-gamme New-Yorkais c’est la palette de services, digne d’un hôtel cinq étoiles, qu’ils offrent aux résidents. Ainsi, au 520 Park Avenue, au minimum quatre personnes sont présentes dès le hall, un portier, un valet, un concierge et un responsable technique. L’immeuble dispose d’une salle de cinéma privative d’une trentaine de places, d’une bibliothèque, d’un fitness, d’une piscine… et d’un service de restauration comme à l’hôtel. Les charges sont évidemment en rapport : 12 000 dollars par mois se répartissant 50/50 entre les taxes de la ville et les charges classiques. Ce marché de niche des résidences de plus de 15 millions représente 4 % des transactions.

Ce détour outre-Atlantique est bien incomplet, les enseignements de cette ville sont nombreux. On retiendra que New-York tend, un peu plus chaque jour, à rapprocher la valeur d’usage qui se réinvente sous plusieurs formes, du modèle économique de l’immobilier. Mais on cherche, ici comme ailleurs, des opérateurs pour créer l’interface de gestion entre les occupants et les propriétaires. Un nouveau marché est en marche, nous le suivrons régulièrement.

Laurent Lehmann