LA PASSION MIAMI

La rencontre de Miami avec l’Art


L’analyse d’un marché immobilier passe par la démographie, l’histoire industrielle, la compilation des indicateurs économiques et, de façon moins conventionnelle, l’intensité de la vie artistique. ainsi, à Miami, depuis 2008, le skyline résidentiel de Miami Beach et de Downtown a considérablement évolué et, pour en comprendre la transformation, le dynamisme et la volatilité, un détour par l’art contemporain est indispensable.

Article original publié par la revue Office et Culture n°47 - Mars 2018

La résidence Aston Martin (photo : D.R.)

La résidence Aston Martin (photo : D.R.)

Depuis 1945, New York est le phare de la production artistique contemporaine et moderne. Les artistes européens et américains, encouragés par la conquérante Amérique, y trouvent un refuge stimulant et un véritable marché. C’est là que tout a démarré à grande échelle, en créativité, mais aussi en valeur de marché. Mais, dès le début du XXe siècle, de riches amateurs et hommes d’affaires, adoptent la Floride comme seconde résidence et vont avoir une influence considérable sur la transformation de la cité.

Le lien le plus fort entre les collectionneurs et le Sunshine State (L’État ensoleillé, surnom de la Floride), va se concrétiser en 1993, au moment où Donald Rubell, un médecin new-yorkais, et sa femme Mera vont décider de transférer leur collection de New York vers Miami, dans un ancien entrepôt de la Drug Enforcement Administration. Cette collection unique a été constituée à partir de 1960, à raison d’une acquisition d’œuvre par semaine, auprès de jeunes artistes, la plupart inconnus. Dans ces terres alors improbables, The Rubell Family Collection va s’installer, pour un prix dérisoire, un espace de 4 500 m2. Suivra l’ouverture d’une bibliothèque de 40 000 ouvrages. Il fallait du courage et, surtout, une belle inconscience pour imaginer que dans ce quartier d’entrepôts, le long de l’autoroute menant à l’aéroport, allait s’écrire une page de l’histoire de la ville.

La fratrie Rubell est célèbre à New York : le frère de Donald, Steve, associé à Ian Schrager, a ouvert, en 1977, le Studio 54. Ce sera le premier d’une longue série de succès dans l’industrie du divertissement, puis de l’hôtellerie et de la restauration. Les Rubell ont, durant cette période si particulière, multiplié les visites d’atelier et les acquisitions d’œuvres de toute une nouvelle génération d‘artistes qui fréquentent le Studio 54, tels Jean-Michel Basquiat, Cindy Sherman, Keith Haring.

En 2018, une nouvelle page de cette saga va s’écrire, avec le déménagement de la fondation dans des locaux suffisamment vastes (10 000 m2, dans le quartier d’Allapattah) pour héberger la bibliothèque et les 7 500 œuvres de la collection. Un déplacement de l’épicentre de la valeur immobilière est à prévoir.

La rencontre de Miami avec l’art est ancienne et plurielle. Les prémisses de cette combinaison de circonstances et d’atouts offerts par une nature généreuse (mais parfois violente : ouragan destructeur de 1926 puis, plus récemment, Irma) se sont concrétisées en 1950 autour d’une institution culturelle, le Lowe Art Museum, situé dans l’enceinte même de l’université de Miami. La doyenne des foires d’art américaines, Art Miami, est née il y a seulement 28 ans à Wynwood, quartier délaissé au nord de Downtown, sur les anciens terrains de l’immeuble du Miami Herald. La consécration viendra en 2002, avec l’arrivée de la très puissante foire Art Basel Miami qui paracheve l’édifice.

C’est ainsi que désormais, chaque année, début décembre, l’Art Week et ses cohortes de galeristes, de collectionneurs et de visiteurs, donne un formidable coup de fouet à la ville. Elle se réveille, à nouveau, quelques mois plus tard en mars, lors de la Fashion Week, (marché de la mode) durant laquelle les marques de luxe envahissent la ville, mais aussi au moment des trois sessions annuelles de Funkshion. Cette plateforme pour les créateurs émergents réunit mode et musique et apporte la touche finale à l’image glamour de la cité qui danse ou s’alanguit en mode bikini, au milieu des tissus aux couleurs chatoyantes, au bord des vastes piscines. Ainsi va Miami.

Art Miami est une semaine intense, 80 000 visiteurs, 20 foires, multiples événements dans les musées et les fondations. Amateurs et professionnels se côtoient dans une ambiance décontractée et joyeuse, chaleureuse et chaude (23° en moyenne). Durant cette période, les médias couvrent largement et quotidiennement les fêtes, les artistes et les people présents, les grands deals, les acquisitions. C’est un spectacle dont on ne se lasse pas, un vaste marché bruyant, parfois un brin vulgaire, tout en musique et en couleur, en harmonie avec la moiteur subtropicale.

Art et mode sont aussi des fabriques d’images dont quelques-unes resteront dans les esprits, comme Surrounded Islands, encerclement de onze îlots de la baie de Biscayne avec de la toile rose, par Christo et Jeanne- Claude, en 1983.

Le centre commercial de Brickell City (photo : D.R.)

Le centre commercial de Brickell City (photo : D.R.)

Pendant ce temps, stimulées par une si belle réputation et par les images reprises en boucle par les médias, les affaires tournent rond pour l’immobilier. On construit beaucoup, essentiellement des condominiums (une centaine en cours), sur South Beach, mais aussi à Downtown et dans la proximité de Miami. Par capillarité c’est l’ensemble des communes du comté de Miami-Dade qui se transforment, se rénovent et s’agrandissent. Les investisseurs les plus clairvoyants sont, comme souvent, les New Yorkais et particulièrement Tony Goldman. Ce promoteur, décédé en 2012, a jeté, en 2009, son dévolu sur le quartier de Wynwood où il a acheté 30 bâtiments dont il a transformé les murs en cimaises pour les artistes de rue et les graffeurs. Ce sont eux qui ont donné sa personnalité au secteur et non l’architecture ou le plan masse. Depuis, les commerces sont revenus, suivis par des ensembles résidentiels qui attirent à nouveau une population bourgeoise qui avait déserté ces quartiers lors des crises économiques précédentes.

Dacra, fondée en 1987 par une figure locale de la promotion, Craig Robins, vient de signer un centre commercial de luxe qui parachève la mutation du quartier Design District. Cette opération complète une première phase du projet, codéveloppé en 2014 avec la holding de la famille Arnault, soit 90 000 m2 livrés. Pour un quartier, il y a peu, abandonné, la transformation de la valeur est tout simplement spectaculaire.

En 2008, Emmanuelle Cherel, dans une contribution au projet Pensées archipéliques (une initiative de l’École supérieure régionale des beaux-arts de Nantes) insistait sur les risques, pour la cité, de la production d’art contemporain. L’éclosion de l’inévitable phénomène d’embourgeoisement, la hausse des prix de l’immobilier, la ségrégation avec les habitants de quartiers moins heureux, l’expression culturelle spontanée (street art) instrumentalisée, étaient autant de questions lourdes que l’on peut se poser à propos de Miami.

Ce que l’on observe, en effet, c’est qu’il s’agit d’un marché d’investisseurs, avec tous ses excès dont le moindre n’est pas le décalage entre les prix, l’offre et les besoins de la population locale. Le phénomène, régulièrement pointé par les observateurs, a été encore souligné, en août 2017, par le New-York Times, à l’occasion de la publication du classement Waletthub dans lequel la ville de Miami se situe en toute fin de liste. Dans ce palmarès de la cote des marchés immobiliers qui analyse de nombreux paramètres, le principal reproche fait à la ville est de recycler de l’argent d’origine mal définie (60 % des acheteurs étrangers sont sud-américains) dans les nombreux programmes de construction encouragés par des autorités locales qui en tirent de confortables taxes foncières. Miami Vice n’est pas loin !                 

Conséquence prévisible, la précommercialisation, indicateur avancé de la bonne santé du marché, est à la peine. L’offre semble cette fois surpasser la demande, les prix sont franchement déraisonnables pour les opérations neuves à South Beach.

Lors d’une tournée organisée par Cervera Real Estate, nous avons pu admirer le savoir-faire américain en matière de marketing. Il s’agit de s’adosser à un nom connu et reconnu, celui d’un architecte ou d’un groupe hôtelier, voire même une marque de luxe qui accepte de prêter son nom au projet (Aston Martin, par exemple). Le résultat est toujours beau à voir, tout semble immaculé, les architectes s’en donnent à cœur joie, la séduction est réelle. À noter que les règlements intérieurs des condominiums interdisent de plus en plus souvent la location pour de courtes périodes. Airbnb a bien reçu le message et a, en conséquence, pris la décision, en association avec le promoteur Newgard, de construire le Niido, un immeuble de 324 appartements adaptés aux contraintes des courts séjours, qui pourrait être le démonstrateur d’une future chaîne.

Une mention spéciale pour les parkings dont la construction est complexe et coûteuse puisqu’il s’agit de creuser dans du sable et de couler du béton dans ce qui a été, de tout temps, un marais. Les parkings forment donc le socle des bâtiments et permettent aux résidents de circuler à pied sec durant les inondations. Miami, cité lacustre, vit de plus en plus mal les effets du réchauffement climatique. Sa résilience se mesure, entre autres, à cette forme de fatalité consistant à dire que les océans peuvent bien monter de quelques centimètres, les pieds d’immeuble absorberont cette progressive montée des eaux.

Si vous interrogez les professionnels de la construction, ils vous confirmeront qu’aucune disposition n’est prise pour réduire les émissions de gaz à effet de serre en limitant, par exemple, la consommation énergétique des immeubles climatisés. Le développement durable est tout simplement absent des opérations neuves ou en cours de commercialisation.

Petite fenêtre d’intelligence et de conscience environnementale, à Brickell dans le programme City Centre Shopping Mall : Swire Properties et les architectes Bernardo Fort-Brescia et Hugh Dutton Associés ont prévu une canopée pour protéger naturellement promeneurs et consommateurs. Autre preuve du pragmatisme local, c’est l’économie foncière qui finance les pompes de drainage qui protègent la ville. Sur les 80 prévues, plus de 25 sont déjà en fonctionnement.

Artistes travaillant, en 2016, sur un mural commandé par Moishe Mana, le premier propriétaire foncier du quartier de Wynwood (photo : Scott McIntyre/ Bloomberg/Getty Images)

Artistes travaillant, en 2016, sur un mural commandé par Moishe Mana, le premier propriétaire foncier du quartier de Wynwood
(photo : Scott McIntyre/ Bloomberg/Getty Images)

Miami est un des meilleurs exemples de la force que peut avoir l’art pour stimuler le développement urbain. La cité a pris son élan il y a longtemps, les soubresauts de l’histoire ne l’ont pas épargnée, mais sa situation géographique et sa démographie demeurent déterminantes pour expliquer son développement. Aujourd’hui, la ville accueille des musées et des institutions artistiques pérennes et solides, couronnés par la puissante Art Basel, et l’immobilier profite de cette rente de valeur. Les hommes, infatigables entrepreneurs, éblouis par tant de lumière, spéculent, rêvent et cherchent leur paradis, mais sans guère de respect pour mère Nature.

Laurent Lehmann