ART ET IMMOBILIER

Laurent Lehmann chez Gecina Lab


Gecina Lab, le laboratoire de réflexion sur l’innovation de la foncière Gecina, a réuni le 19 septembre 2016, près de 150 personnes au Palais de Tokyo, sous les entrelacs du Baitogogo d’Henrique Oliveira, œuvre semi-pérenne exposée, pour une conférence sur la démarche artistique en entreprise.

Article original publié par la revue Office et Culture n°42 - Décembre 2016

Baitoggo, Henrique Oliveira (Courtesy of Palais de Tokyo)

Baitoggo, Henrique Oliveira (Courtesy of Palais de Tokyo)

Le choix du lieu ne doit rien au hasard, car il symbolise bien le mouvement de démocratisation de l’art ; le Palais de Tokyo est, en effet, un des rares espaces publics culturels qui tend à l’autofinancement : il a enregistré plus de 16 millions d’euros de recettes en 2015, dont seulement 6 millions de subventions, preuve de son succès commercial. Bernard Michel, président de Gecina, réunissait autour de lui un panel d’éminents spécialistes : Jean de Loisy, directeur du palais de Tokyo ; LaurentDumas, président du groupe Emerige qui a, plus que tout autre, multiplié les initiatives en faveur de la scène artistique ; Sandra Hegedüs, fondatrice du prix SAM Project ; Pierre Oudart, directeur général adjoint à la direction artistique du ministère de la culture et enfin, Arnaud Laporte, journaliste à France Culture, modérateur de la conférence. Le thème de la conférence, Passion, Art et immobilier, laissait espérer une belle démonstration théorique, voire conceptuelle. Cependant, le propos fut, ce soir-là, sage pour ne pas dire convenu, alors que cette initiative représente une confirmation, un signal, qui balise la lente transformation culturelle de l’industrie l’immobilière. Pour bien mesurer ce basculement rappelons l’initiative, Un immeuble une œuvre, lancée par Fleur Pellerin, qui a réuni treize signataires du monde de la construction. Elle est l’expression de la volonté publique de soutenir la création et l’obligation de décoration des constructions publiques. Cette charte est une évolution du 1 % artistique du Ministère de la culture qui, depuis 1951, a donné lieu à plus de 12 300 projets réalisés sur l’ensemble du territoire par plus de 4 000 artistes. En quoi l’initiative Un immeuble une œuvre marque-t-elle un tournant ? Si, depuis longtemps, promoteurs et foncières ont commandé des œuvres d’art, le plus souvent il s’agissait d’un prétexte pour combler un vide : par exemple, la réalisation d’une fresque, ou d’une exposition au lancement d’un chantier. Pourtant, progressivement un mouvement plus profond se cristallise autour des personnalités et des leaders d’opinion de la profession.

Un retour en arrière s’impose. Les acteurs de la construction se souviennent d’où nous venons et ceux qui aiment la ville savent que la commande, publique et privée, en matière d’art et d’architecture, a marqué le caractère de bon nombre de nos immeubles. L’identité de notre capitale doit beaucoup au XIXe siècle, période durant laquelle la construction s’intensifie et se rationalise au service de la réalisation d’une vision, celle d’un ensemble urbain global. Une construction menée à marche forcée (dix-sept ans) par le tandem Napoléon III / Haussmann, et aussi Hittorff, Ballu, Garnier… qui ont, non seulement, fait émerger une ville moderne, maisencore favorisé la convergence du beau et de la fonction.

Notre chance, encore aujourd’hui, est de pouvoir intervenir sur ces ensembles immobiliers, de nous émerveiller de l’adaptabilité de leurs structures et de (re)découvrir les détails remarquables de leur mise en œuvre. Très tôt, se sont imposés la sculpture, les vitrages, l’ébénisterie, les façades ornées de bas-reliefs, la pierre taillée ; sans oublier les volumes, si comptés dans notre production contemporaine, qui autorisent des perspectives généreuses. Ces empreintes à grande échelle ont marqué notre paysage urbain et, plus sûrement, notre mémoire. Par la suite, les modernes ont utilisé les avancées de la technologie pour simplifier et rationaliser encore l’acte de construire, sans se détourner de la recherche esthétique et conceptuelle. Puis, à partir des années 1960, nous sommes entrés dans l’ère de l’urbanisation de nos sociétés. L’intensité des besoins à satisfaire, les réglementations, l’économie des projets, l’organisation administrative ont rapidement complété un édifice culturel très riche. Aujourd’hui encore, personne n’a renoncé à la beauté ou à l’esthétisme. Mais, offrir un toit aux entreprises ou aux particuliers de toutes conditions est une démarche exigeante et la bonne coordination ou la vision d’ensemble sont devenues presque impossibles. La démographie et, donc, l’urgence, le rapport au temps court, sont finalement les facteurs déterminants de ces évolutions. Dans le même temps, apparaît un phénomène de masse : le succès des grandes expositions et des biennales ; la popularité de certains artistes contemporains ; la multiplication des ouvertures de musées publics ou privés ; le développement du tourisme culturel ; avec, tout en haut de cet édifice populaire, des collectionneurs qui se lancent des défis lors des grandes ventes aux enchères.

L’entreprise, pour se démarquer de la concurrence, est en recherche permanente d’initiatives marketing et de nouveautés pour offrir des événements à des clients qui se lassent de tout. L’industrie du luxe passe désormais par la case « fondation pour les créateurs ». Autant de prétextes pour aller défricher d’autres secteurs comme le design et l’art. Les professionnels de l’immobilier, plus timidement et avec leurs contraintes, se sont toujours intéressés et passionnés pour la construction. Avec l’aide des architectes qui demeurent leur lien privilégié avec le monde sensible, ils ont su produire des immeubles, à défaut de villes, remarquables.  Pour revenir à la transformation à laquelle nous assistons, Gecina, Emerige, mais aussi SFL et Unibail font un calcul sensé et judicieux. Quel est le profit, l’appréciation, l’avantage qu’ils vont obtenir d’un « investissement » dans l’art, au-delà de sa dimension patrimoniale ? S’associer à des artistes leur permet de se rapprocher du temps, de l’idée de l’imaginaire et ainsi de repositionner leur propre échelle de valeurs. C’est un peu comme une force sensible qui agit sur l’être raisonnable et qui siège dans nos rêves, dans notre imagination pour produire du sens. Construire en respectant les réglementations est certainement un acte raisonnable et peu discutable, mais rêver à des fonctions, des usages, de nouvelles formes, concevoir différemment notre cadre de vie à l’échelle de la ville ou de l’immeuble, créer des perspectives, proposer des synthèses est tout aussi indispensable. Pour éclairer notre réflexion, faisons un retour sur la philosophie classique pour trouver des réponses sur la valeur de l’art. Aristote et Platon ont nourri des exposés déterminants et se sont questionnés sur le sens de l’œuvre d’art. L’œuvre existe par elle-même, qu’il s’agisse d’un objet, du travail nécessaire pour le réaliser, de son histoire, de son contexte ou simplement de sa puissance symbolique. Ce sont autant de variations, d’explications qui seront mobilisées et qui permettront de comprendre les œuvres et leur contribution à notre connaissance. Révéler une idée, une beauté pour la transcender ou imiter le beau qui n’existerait que dans la nature sont autant de voies possibles pourcomprendre l’œuvre.

L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible (Paul Klee)

Lors de la confrontation avec les artistes, en amont d’un projet immobilier, les communicants apparaîtront un peu fades en comparaison des propositions des représentants des beaux-arts.

L’exercice ne sera pas facile. La plupart du temps la contrainte viendra du plasticien lui-même, car mesurer, peser, évaluer ne sont pas toujours possible et tous n’ont pas l’appui d’un assistant de production à leur côté. L’acte créatif devra trouver son équilibre entre la maîtrise d’ouvrage et le cahier des charges de l’œuvre. Pour faciliter la commercialisation et affirmer la singularité du projet, l’art doit être considéré comme une commande à part entière en amont, dès la conception. En évoquant la phase de conception, on se confronte à la commande architecturale. L’architecte n’est-il pas celui qui capture le mieux cette valeur ? N’est-il pas artiste ? Si l’on s’en tient, en France, à sa tutelle, on tendrait à l’affirmer. Les liens qui existent entre art et architecture ont toujours fait débat. L’art comme singularité, comme message, s’oppose à l’architecture, moins critique et qui se revendique comme la possibilité d’édifier un lieu pour créer un lien social. Bâtir pour habiter ou construire pour la mémoire n’est pas un acte gratuit et artificiel. C’est bien une création, même si au détour des allées de la Biennale d’architecture de Venise, on se demande parfois où est la frontière entre art contemporain et architecture. En France, le contexte est encourageant car le cadre fiscal est un puissant moteur d’accompagnement de la démarche des professionnels de l’immobilier. La dimension patrimoniale n’est pas oubliée. Les dispositifs mis en place, dès 2004, pour encourager le mécénat ainsi que les fonds de dotation sont des outils efficaces pour inciter les entreprises à inclure la création dans leurs projets.

Souhaitons que l’exemple porté par ces professionnels marque le tournant vers la reconnaissance à part entière de la création artistique dans la valorisation des projets immobiliers. Le Grand Paris s’est à son tour emparé du sujet en nommant Manuel Gonçalvès    et Jérôme Sans (qui, il y a quelques années, réveillait le palais de Tokyo), directeurs artistiques de son projet culturel.

Laurent Lehmann