LES VILLES MOYENNES

Résistible ou irrésistible ascension ?


C’est une envie grandissante qu’ont les habitants des grandes villes d’habiter une ville moyenne. Serions-nous donc à la veille d’une inversion des rapports démographiques entre grandes aires urbaines et agglomérations de taille moyenne ?

Article original publié par la revue Office et Culture n°58- Décembre 2020

Colmar et le pays circonvoisin en 1575 ; déjà une ville moyenne ? Auteur inconnu (Photo : Getty Images)

Colmar et le pays circonvoisin en 1575 ; déjà une ville moyenne ?
Auteur inconnu (Photo : Getty Images)

Dans une enquête d’opinion réalisée en juillet 2020 par Villes de France, une association d’élus de villes de 10 000 à 100 000 habitants, on peut lire que près d’un quart des actifs résidant dans une grande ville envisage de déménager. La moitié d’entre eux souhaite migrer vers une ville de taille moyenne dont les principaux avantages sont, d’après leurs habitants, la proximité avec la nature, les services et les commerces, et la facilité des déplacements.
Rappelons que métropole, agglomération, ville et ville moyenne sont des entités statistiques précisément définies, mais que géographes, historiens, fonctionnaires territoriaux ou urbanistes en ont chacun des définitions différentes. Nous utiliserons ici le concept d’aire urbaine au sens de l’INSEE, c’est-à-dire un ensemble de communes présentant une zone de bâti continu et comptant au moins 2 000 habitants.

En avril, dès le début de la crise sanitaire, l’INSEE, en collaboration avec Orange, a souhaité coller à l’actualité en réalisant une analyse des phénomènes migratoires générés par la première période de confinement. On y découvre qu’en France métropolitaine, ce sont près de 1,4 million de personnes qui ont rejoint leur département de résidence. Le phénomène a été particulièrement aigu à Paris (2,2 millions d’habitants) dont la « population présente en nuitée » a diminué de 580 000 personnes post-confinement. Cette baisse est due pour 40% aux résidents français de passage dans la capitale et rentrés chez eux, pour 33% aux Parisiens partis s’installer provisoirement dans un autre territoire (soit 11% des Parisiens), et pour 27% aux étrangers de passage à Paris et repartis dans leur pays.

Cet exode est, bien sûr, exceptionnel, puisque la tendance lourde sur les 30 dernières années est à l’accroissement de la population des grandes villes. La crise sanitaire, à l’évidence, a assommé et désorienté les urbains et plus particulièrement les habitants des grandes villes. Les chiffres publiés par les observatoires immobiliers en fin d’année permettront de mieux apprécier l’ampleur des mouvements (à l’aller comme au retour).

En attendant des données plus détaillées, il nous a semblé intéressant de faire le portrait d’une de ces villes moyennes qui attirent l’habitant des grandes villes en nous penchant sur les caractéristiques de ces cités : les politiques publiques car elles déterminent le cadre dans lequel les urbanistes et les élus inscrivent leurs actions mais aussi les facteurs moins visibles, voire immatériels, qui pourraient nous convaincre de changer de ville et de vie. Pour ce faire, nous avons choisi la ville de Colmar, dont on parle peu, en tout cas beaucoup moins que de sa grande voisine, Strasbourg. Nous tenterons de déterminer, sans affect, au moyen de données et critères objectifs, les raisons d’aller s’y installer… ou pas.
Colmar est une agglomération frontalière plutôt bien dotée en emploi, sans difficultés particulières et bénéficiant d’un patrimoine naturel environnant remarquable (traversée par la très réputée route des vins). À première vue, donc, la ville moyenne typique dont on peut rêver. Son organisation administrative ne sera pas une raison suffisante pour y déménager, car comme partout en France, on y découvre une accumulation compliquée de couches de compétences qui finissent généralement, avec le temps et beaucoup d’énergie, par aligner leurs intérêts. La ville (population : 70 000) est au centre d’une communauté d’agglomération créée en 2003, regroupant 115 000 habitants et 20 communes ; l’aire urbaine  compte  130  000  habitants. L’organigramme fonctionnel, toujours riche d’enseignements, est partagé entre la commune et l’agglomération, mais sur nombre de projets spécifiques, il est indispensable d’interfacer avec les équipes du Grand Pays de Colmar et celles de l’Eurodistrict franco-allemand. Colmar est, aussi, préfecture départementale (Haut-Rhin) et siège du conseil départemental.

Bien que ville moyenne, Colmar semble ainsi posséder tous les attributs d’une grande. C’est un trait fréquent des villes de province dont ne manquent jamais de s’étonner les Franciliens qui avec une mauvaise foi patente feignent d’ignorer le très épais mille-feuille (qui tourne parfois au crumble) qui gère leur propre région.

Le second aspect qui intéresse le candidat au déménagement, c’est le dynamisme en matière de démographie, d’activité économique et de logement. Laissons de côté les statistiques et utilisons plutôt la photographie aérienne. La fonction « Remonter le temps » du site de l’IGN est un outil permettant de comparer une photo de 2018 avec celle de 1956. Dans le cas de Colmar, on comprend en un coup d’œil que le développement territorial s’est réalisé sur le versant nord-ouest, le long du massif vosgien, et que l’artificialisation des sols a été raisonnable ce qui est un point positif pour quiconque a la moindre sensibilité environnementale.
Pour l’économique, l’indice classique est l’attractivité productive et résidentielle, qui prend en compte les facteurs exogènes de croissance et mesure donc un mécanisme dynamique.  Combien  d’emplois  ou  de revenus extérieurs ont-ils attirés ? On mesure, par exemple, le montant des revenus produits en dehors de la commune et qui sont dépensés localement, par les navetteurs frontaliers.
Avant de choisir sa ville, il faut aussi étudier son budget de fonctionnement dans le document de référence qu’est le budget communautaire. Vous y découvrirez que l’agglomération de Colmar est bien plus riche que la moyenne nationale, qu’elle investit et qu’elle est très peu endettée. Pour ses recettes, elle dépend à 59% de taxes locales et à 11% de la dotation globale de fonctionnement versée par l’État aux collectivités territoriales. Côté dépenses, le poste personnel ne représente que 9% du budget. Ce ratio n’est technique qu’en apparence car il conditionne le niveau des taxes et impôts qui grèveront plus tard votre budget de dépenses courantes et de logement. Colmar est, de ce point de vue, une ville vertueuse où les mauvaises surprises sont peu probables.


Mais du point de vue économique, c’est généralement l’emploi qui est, de loin, le déterminant majeur des migrations territoriales (avec ou sans crise sanitaire). À cet égard, Colmar se situe dans une honnête moyenne ; ses indus- tries ne semblent pas être menacées par des ruptures technologiques imminentes et son tissu industriel et tertiaire est assez bien équilibré en raison de la présence de grands employeurs souvent internationaux (Liebherr, Ricoh, Timken, par exemple). En revanche, l’emploi relevant des « activités métropolitaines supérieures » y est quasi inexistant, du fait de la faiblesse de la population estudiantine. Les structures d’enseignement supérieur et de recherche se limitent à un laboratoire de l’INRA, un IUT et l’IUFM. Les statistiques nationales confirment d’ailleurs cette réalité puisque Colmar a plus de fonctionnaires et d’emplois territoriaux que la moyenne française (40,9%, contre 32% en France et 24,6% à Paris).

Lors du premier confinement, 11 % des Parisiens ont préféré quitter leur résidence principale et s’installer provisoirement hors la ville.

Au-delà de l’économie et de la démographie, la qualité de vie est aussi un critère important, même s’il est par- fois subjectif. Pour les citadins des grandes villes en mal d’itinérance, les éléments de choix les plus importants sont le climat, la dynamique étudiante, l’intensité de la vie culturelle et la proximité de sites naturels.
Apparemment, l’aire urbaine colmarienne satisfait à ces prérequis. À preuve, l’activité touristique qui pèse dans l’équilibre économique de la ville et de sa région. Avant la pandémie, le succès d’une série de téléréalité chinoise tournée en 2018 dans le centre historique, attirait de nombreux touristes chinois.
Autre critère soigneusement étudié par les migrants, la situation et les prix de l’immobilier, qui ont fait l’objet d’un dossier dans le Fig Data en octobre 2020. Bonne nouvelle, il vous faudra, à Colmar, dépenser l’équivalent de 6,7 années du salaire médian de 1 885 € que vous percevrez pour acheter un appartement de 70 m² ; un habitant du 18e arrondissement parisien devra consacrer 22,9 années de son salaire médian salaire (2 603 €) pour acquérir le même bien. Indéniablement, vous avez toutes les chances de pouvoir agrandir votre gîte, ce qui correspond d’ailleurs aux aspirations de la plupart des citadins des grandes villes qui s’estiment mal logés, confinement ou pas.

Nous pourrions évoquer de nombreux autres paramètres, mais la place nous manquerait ici. Les données, chiffrées ou non, que nous avons détaillées, vous ont-elles donné envie de déménager à Colmar ? Pour prévoir votre réponse, il faudra aussi prendre en compte une foultitude de para- mètres subjectifs, dont celui décrit par le géographe François Chalard pour lequel la limite de tout projet réside dans « la perception de l’ennui et le défaut d’anonymat des territoires ruraux et des villes moyennes » (Atlantico, juin 2020). Ce que l’EHESS et l’IRIS, lors d’un colloque en 2019, décrivent a contrario et en termes plus savants comme la « vision positive de la grande ville perçue comme espace d’individualisation et de liberté, qui s’accompagne d’une conception supposée universelle de l’anonymat comme forme d’adaptation individuelle et de régulation sociale dans un environnement dense et hétérogène ».

Les grandes métropoles souffrent de leurs excès et de leur succès, certes, mais les villes moyennes parviendront-elles à promouvoir leurs authentiques richesses plutôt qu’à faire le marketing d’une attractivité souvent factice ? Et il faudra, au minimum, attendre deux ans pour savoir si les migrations de 2020 ont été définitives ou n’étaient finalement que des transhumances saisonnières. Rendez-vous, donc, en 2022.

Laurent Lehmann