LES SMART CITIES

Résistible ou irrésistible ascension ?


Questionner la ville, lieu de vie de plus de la moitié de l’humanité, est un exercice toujours complexe. L’ajout à city/ville du qualificatif smart/intelligente accroit encore la difficulté. Faut-il entendre intelligent au sens anglo-saxon de renseignement (intelligence service) ou au sens strictement français de doté de la faculté de comprendre ? Notre propos sera donc de nous pencher sur le développement des villes, à l’heure des nouvelles technologies… et des nouveaux risques qui nous menacent.

Article original publié par la revue Office et Culture n°57 - Septembre 2020

Photo de Getty Images

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Comment évoquer la ville intelligente (smart city) au moment où nous découvrons que la plus grande crise sanitaire des temps modernes est née en Chine, à Wuhan, cité de plus de 11 millions d’habitants, smart city depuis 2012, membre du réseau des villes créatives de l’Unesco et destination incontournable pour ses bureaux d'études en infrastructures et en génie civil. Mais, de même que l’on a tout à craindre (et à raison) d’une telle concentration d’activité et de mouvements, on a tout à en espérer. Les autorités chinoises ont lancé plus de soixante projets pour stimuler la reprise économique de la région. Le programme, soutenu par les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), ne consiste pas à investir dans des usines produisant des masques ou des produits pharmaceutiques au brevet tombé dans le domaine public, il s’agit de stimuler encore le secteur des nouvelles technologies et ainsi doper les potentialités du pôle d’excellence scientifique de la ville. Comment alors ne pas percevoir un décalage entre ce que nous ressentons comme étant toxique et ces initiatives positives, forcément vertueuses, qui n’ont d’autre but que de confirmer et d’affirmer plus encore le fait urbain et technologique à l’échelle planétaire ? La ville n’est pas un corps ordonné. C’est tout l’inverse. C’est un ensemble social, physique, topographique, économique et culturel qui est le fruit d’une histoire, souvent très ancienne. Dès lors, n’est-il pas vain de vouloir prolonger ce système complexe avec de nouveaux attributs intelligents alors que les villes ne nous ont pas attendus pour évoluer et se renouveler au rythme des progrès techniques ? Le géographe Michel Lussault, de l’École urbaine de Lyon, observe que, depuis au moins 50 ans, l’homme conçoit, fait vivre et développe un système urbain qui a très largement asservi la nature et ses ressources. Comme si l’homme vivait à côté de la nature sans en faire partie. La nature, peu suspecte de cruauté, vient pourtant, avec cette pandémie, de nous rappeler que nous ne pouvons pas l’ignorer. De façon plus générale, le mouvement critique des effets de la métropolisation du monde se fait particulièrement entendre, en ce moment. C’est, par exemple, le cas de l’urbaniste Guillaume Faburel qui, pour le compte de la Fondation de l’écologie politique, remet en cause la croissance urbaine.

Il revient donc à la smart city de faire la démonstration de son utilité, voire de sa nécessité. Inventé de toutes pièces au début des années 1990 par les géants américains des technologies de l’information, IBM et CISCO en tête, le concept a très vite séduit les acteurs de la ville qui en ont vu rapidement le potentiel. Le dispositif permet, en effet, la capture de données jusqu’alors insaisissables : suivi des déplacements des individus et identification de leur mode de transport, données sur les réseaux (eau, l’électricité, déchets) et, aussi, surveillance des activités des citadins. Le développement rapide de ces systèmes est rendu possible par des avancées technologiques telle la 5G (protocole d’émission de signaux de télécommunication à très haut débit et faible consommation) qui vont permettre aux objets urbains qui en seront équipés de communiquer entre eux. Les données une fois centralisées feront l’objet d’un traitement automatisé, grâce à des algorithmes sophistiqués s’appuyant sur l’intelligence artificielle. Cette dernière possibilité constitue, à l’évidence, la fonction à la fois la plus discutable en termes de libertés individuelles, mais la plus intéressante d’un point de vue sécuritaire. En Chine, où la surveillance de l’individu fait partie intégrante du système politique, le développement de ces réseaux ne pose guère problème et présente même de nombreux avantages. Prenons un exemple d’actualité : comment filtrer les visiteurs dans un immeuble de bureau durant une crise sanitaire ? La société chinoise Alibaba a développé un système de QR code à trois couleurs : selon votre couleur vous avez libre accès (vert), on vous interdit l’accès et vous devez respecter une quarantaine d’une semaine (jaune) ou de deux semaines (rouge). Cette application, désormais généralisée à l’ensemble du pays, analyse vos données de parcours et de déplacements et trace les rencontres que vous avez pu faire avec des personnes positives.

L’ Institut Français des Relations Internationales a publié, en décembre 2019, une étude sur la façon dont la Chine a développé son modèle de smart city. Depuis 2012, en multipliant le nombre de caméras et en développant la puissance de calcul du cloud chinois, elle l’a étendu à l’ensemble de son territoire urbain. Pour limiter le risque stratégique, les États-Unis et la Chine se sont alors lancés dans une opération de « découplage technologique » qui aura des conséquences importantes dans les années à venir. Ainsi, Huawei, le champion chinois de la 5G, s’est déjà vu interdire, pour des raisons de sécurité intérieure, l’utilisation des systèmes d’exploitation informatiques américains et a dû investir, dans l’urgence, dans le développement de son propre OS, Harmony. En France, la région Île-de-France a jeté les bases d’Île-de- France Smart Services (ISS) afin d’explorer la région à travers des open data, qui constituent une des plus grandes bases de données publiques et privées. ISS vise à faciliter l’expérience quotidienne de tous les usagers (citoyens, acteurs économiques et territoires), sur des thématiques aussi variées que l’environnement, l’énergie, la qualité de vie, les activités économiques et les découvertes (sports, loisirs, culture, éducation). Mise en place en octobre 2019, la plateforme compte déjà une dizaine de services. Parmi les initiatives privées, l’association Smart Buildings Alliance cherche à organiser les immeubles intelligents dans les villes intelligentes ; l’idée est de fédérer les opérateurs de réseaux de services urbains, d’unifier leurs solutions en les reliant entre eux et aux immeubles, au moyen d’un réseau (grid). Ces travaux s’appuient sur une vision technophile séduisante, mais qui peine encore à convaincre. Dans la même veine, les plans numérisés de l’ensemble des installations se situant dans un immeuble (BIM, Building Information Modeling) pourraient être reliés aux plans de rénovation et d’économie d’énergie de ces mêmes immeubles, pour créer une infrastructure unique de services urbains. Les industriels vendant des solutions qui permettent de mesurer et contrôler les réseaux se sont d’ailleurs regroupés au sein de cette association et ont créé un référentiel opérationnel, R2S. L’interopérabilité est l’objectif final de ce type de démarche, mais on voit déjà poindre les enjeux technologiques et normatifs. La technologie 5G sera certainement un pilier indispensable de cette communication par les objets, chacun d’eux devenant émetteur de données et récepteur d’informations.

De tout temps, la ville a évolué et s’est renouvelée au rythme des progrès technologiques

Il n’en demeure pas moins que ces technologies restent sujettes à caution pour certains : risque d’utilisation de nos données de déplacements et d’usages dans l’espace public, ou perte de contrôle de la data ainsi valorisée. Ces inquiétudes sont, à notre avis, en partie fantasmées, du moins en France. On sait depuis longtemps déléguer la gestion d’un service public à une entreprise privée et la laisser innover dans le respect d’un cahier des charges. La nouveauté avec les smart cities, c’est la gestion des données : il faut les recueillir et les partager alors que les services publics et urbains sont opérés à la fois par des entités publiques et des acteurs privés. Cela suppose, à court terme, une agilité réglementaire et une modernisation de la relation entre opérateurs publics et privés.

Finalement, le point de vue raisonnable ne serait-il pas celui de Ben Green, universitaire américain qui a travaillé deux ans comme data scientist pour la ville de Boston ? Dans un livre récent, The smart enough city (La ville suffisamment intelligente), il porte un regard nuancé sur l’impact de la technologie dans les villes. Pour lui, les villes ne peuvent pas être observées et encore moins administrées via l’unique prisme de la technologie car il tend à déformer la réalité en grossissant les problèmes qu’elle est appelée à résoudre. Les techniques de pointe nous font ainsi croire qu’elles nous procurent des solutions neutres et adaptées à toutes les problématiques, y compris sociales. L’enjeu n’est évidemment pas de s’opposer, par principe ou par idéologie, à l’innovation technologique, mais plutôt de favoriser une approche pragmatique et raisonnable.

Laurent Lehmann